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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2. Gustave Flaubert
Читать онлайн.Название Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Gustave Flaubert
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Denys, Pyrrhus, Agathoclès et les généraux d'Alexandre n'avaient-ils pas fourni l'exemple de merveilleuses fortunes? L'idéal d'Hercule, que les Chananéens confondaient avec le soleil, resplendissait à l'horizon des armées. On savait que de simples soldats avaient porté des diadèmes, et le retentissement des empires qui s'écroulaient faisait rêver le Gaulois dans sa forêt de chênes, l'Éthiopien dans ses sables. Mais il y avait un peuple toujours prêt à utiliser les courages; et le voleur chassé de sa tribu, le parricide errant sur les chemins, le sacrilège poursuivi par les dieux, tous les affamés, tous les désespérés tâchaient d'atteindre au port où le courtier de Carthage recrutait des soldats. Ordinairement elle tenait ses promesses. Cette fois pourtant, l'ardeur de son avarice l'avait entraînée dans une infamie périlleuse. Les Numides, les Libyens, l'Afrique entière s'allaient jeter sur Carthage. La mer seule était libre. Elle y rencontrait les Romains; et, comme un homme assailli par des meurtriers, elle sentait la mort tout autour d'elle.
Il fallut bien recourir à Giscon; les Barbares acceptèrent son entremise. Un matin, ils virent les chaînes du port s'abaisser, et trois bateaux plats, passant par le canal de la Tænia, entrèrent dans le lac.
Sur le premier, à la proue, on apercevait Giscon. Derrière lui, et plus haut qu'un catafalque, s'élevait une caisse énorme, garnie d'anneaux pareils à des couronnes qui pendaient. Apparaissait ensuite la légion des interprètes, coiffés comme des sphinx, et portant un perroquet tatoué sur la poitrine. Des amis et des esclaves suivaient, tous sans armes, et si nombreux qu'ils se touchaient des épaules. Les trois longues barques, pleines à sombrer, s'avançaient aux acclamations de l'armée, qui les regardait.
Dès que Giscon débarqua, les soldats coururent à sa rencontre. Avec des sacs il fit dresser une sorte de tribune et déclara qu'il ne s'en irait pas avant de les avoir tous intégralement payés.
Des applaudissements éclatèrent. Il fut longtemps sans pouvoir parler.
Puis il blâma les torts de la République et ceux des Barbares; la faute en était à quelques mutins, qui par leur violence avaient effrayé Carthage. La meilleure preuve de ses bonnes intentions, c'était qu'on l'envoyait vers eux, lui, l'éternel adversaire du suffète Hannon! Ils ne devaient point supposer au peuple l'ineptie de vouloir irriter des braves, ni assez d'ingratitude pour méconnaître leurs services; et Giscon se mit à la paye des soldats en commençant par les Libyens. Comme ils avaient déclaré les listes mensongères, il ne s'en servit point.
Ils défilaient devant lui, par nations, en ouvrant leurs doigts pour dire le nombre des années; on les marquait successivement au bras gauche avec de la peinture verte; les scribes puisaient dans le coffre béant, et d'autres, avec un stylet, faisaient des trous sur une lame de plomb.
Un homme passa, qui marchait lourdement, à la manière des bœufs.
« – Monte près de moi, – dit le suffète, suspectant quelque fraude; – combien d'années as-tu servi?»
« – Douze ans», répondit le Libyen.
Giscon lui glissa les doigts sous la mâchoire, car la mentonnière du casque y produisait à la longue deux callosités; on les appelait des carroubes, et avoir les carroubes était une locution pour dire un vétéran.
« – Voleur! – s'écria le suffète, – ce qui te manque au visage, tu dois le porter sur les épaules!» et lui déchirant sa tunique, il découvrit son dos couvert de gales saignantes; c'était un laboureur d'Hippo-zaryte. Des huées s'élevèrent; on le décapita.
Dès qu'il fut nuit, Spendius alla réveiller les Libyens. Il leur dit:
« – Quand les Ligures, les Grecs, les Baléares et les hommes d'Italie seront payés, ils s'en retourneront. Mais vous autres, vous resterez en Afrique, épars dans vos tribus, et sans aucune défense! C'est alors que la République se vengera! Méfiez-vous du voyage! Allez-vous croire à toutes les paroles? Les deux suffètes sont d'accord! Celui-là vous abuse! Rappelez-vous l'Ile des Ossements, et Xantippe, qu'ils ont renvoyé à Sparte sur une galère pourrie!
« – Comment nous y prendre? demandaient-ils.
« – Réfléchissez!» disait Spendius.
Les deux jours suivants se passèrent à payer les gens de Magdala, de Leptis, d'Hécatompyle; Spendius se répandait chez les Gaulois.
« – On solde les Libyens, ensuite on payera les Grecs, puis les Baléares, les Asiatiques, et tous les autres! Mais vous, qui n'êtes pas nombreux, on ne vous donnera rien! Vous ne reverrez plus vos patries! Vous n'aurez point de vaisseaux! Ils vous tueront, pour épargner la nourriture.»
Les Gaulois vinrent trouver le suffète. Autharite, celui qu'il avait blessé chez Hamilcar, l'interpella. Il disparut repoussé par les esclaves, mais en jurant qu'il se vengerait.
Les réclamations, les plaintes se multiplièrent. Les plus obstinés pénétraient dans la tente du suffète; pour l'attendrir ils prenaient ses mains, lui faisaient palper leurs bouches sans dents, leurs bras tout maigres et les cicatrices de leurs blessures. Ceux qui n'étaient point encore payés s'irritaient, ceux qui avaient reçu leur solde en demandaient une autre pour leurs chevaux; et les vagabonds, les bannis, prenant les armes des soldats, affirmaient qu'on les oubliait. A chaque minute, il arrivait comme des tourbillons d'hommes; les tentes craquaient, s'abattaient; la multitude serrée entre les remparts du camp oscillait à grands cris depuis les portes jusqu'au centre. Quand le tumulte se faisait trop fort, Giscon posait un coude sur son sceptre d'ivoire, et, regardant la mer, il restait immobile, les doigts enfoncés dans sa barbe.
Souvent Mâtho s'écartait pour s'entretenir avec Spendius; puis il se replaçait en face du suffète, et Giscon sentait perpétuellement ses prunelles comme deux phalariques en flammes dardées vers lui. Par-dessus la foule, plusieurs fois, ils se lancèrent des injures, mais qu'ils n'entendirent pas. Cependant la distribution continuait, et le Suffète à tous les obstacles trouvait des expédients.
Les Grecs voulurent élever des chicanes sur la différence des monnaies. Il leur fournit de telles explications qu'ils se retirèrent sans murmures. Les Nègres réclamèrent de ces coquilles blanches usitées pour le commerce dans l'intérieur de l'Afrique. Il leur offrit d'en envoyer prendre à Carthage; alors, comme les autres, ils acceptèrent de l'argent.
On avait promis aux Baléares quelque chose de meilleur, à savoir des femmes. Le suffète répondit que l'on attendait pour eux toute une caravane de vierges; la route était longue, il fallait encore six lunes. Quand elles seraient grasses et bien frottées de benjoin, on les enverrait sur des vaisseaux dans les ports des Baléares.
Tout à coup, Zarxas, beau maintenant et vigoureux, sauta comme un bateleur sur les épaules de ses amis, et il cria:
« – En as-tu réservé pour les cadavres?» tandis qu'il montrait dans Carthage la porte de Khamon.
Aux derniers feux du soleil, les plaques d'airain la garnissant de haut en bas resplendissaient; les Barbares crurent apercevoir sur elle une traînée sanglante. Chaque fois que Giscon voulait parler, leurs cris recommençaient. Enfin, il descendit à pas graves et s'enferma dans sa tente.
Quand il en sortit au lever du soleil, ses interprètes, qui couchaient en dehors, ne bougèrent point; ils se tenaient sur le dos, les yeux fixes, la langue au bord des dents et la face bleuâtre. Des mucosités blanches coulaient de leurs narines, et leurs membres étaient raides, comme si le froid pendant la nuit les eût tous gelés. Chacun portait autour du cou un petit lacet de joncs.
La rébellion dès lors ne s'arrêta plus. Ce meurtre des Baléares rappelé par Zarxas confirmait les défiances de Spendius. Ils s'imaginaient que la République cherchait toujours à les tromper. Il fallait en finir! On se passerait des interprètes! Zarxas, avec une fronde autour de la tête, chantait des chansons de guerre; Autharite brandissait sa grande épée; Spendius soufflait à l'un quelque parole, fournissait à l'autre un poignard. Les plus forts tâchaient de se payer eux-mêmes, les moins furieux demandaient que la distribution continuât. Personne maintenant ne quittait ses armes, et toutes les