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pas de t'accuser.

MANFRED

      Elle me ressemblait de tous traits-ses yeux, sa chevelure, son visage, tout, jusqu'au son de sa voix, disaient-ils, était semblable aux miens, mais adoucis, mais tempérés par la beauté. Comme moi, elle avait ces pensées solitaires et errantes, cette ardeur pour les sciences secrètes et un esprit capable de comprendre l'univers. Mais, plus que moi, elle avait la douce puissance des larmes, du sourire, et de la pitié-puissance qui m'était déniée; elle avait la tendresse-que jamais je ne ressentis que pour elle seule, et l'humilité-qui toujours me fut inconnue. Ses fautes furent les miennes. – Ses vertus n'appartiennent qu'à elle. Je l'aimai et c'est moi qui la mis au tombeau!

LA NYMPHE

      Quoi! de ta propre main?

MANFRED

      Non de ma main; – mais mon cœur brisa son cœur-ce cœur qui s'attacha au mien et qui en fut desséché. Si j'ai versé du sang, ce n'a pas été le sien. – Et pourtant ce pur sang a coulé, – je l'ai vu et je n'ai pu l'étancher.

LA NYMPHE

      Et c'est pour un pareil-pour un être de cette race que tu méprises, et au-dessus de laquelle tu veux t'élever, pour te mêler à nous et à notre race, que tu mets en oubli les précieux dons de nos sciences, que tu te rejettes dans les basses et lâches passions de l'humanité! loin de moi!

MANFRED

      Fille de l'air! je le dis: depuis cette heure fatale-mais les paroles ne sont que des paroles. – Contemple-moi dans mon sommeil, dans mes veilles. – Viens t'asseoir à mes côtés! tu verras ma solitude, ma solitude peuplée par les furies; – tu me verras, durant la nuit jusqu'au retour du jour, grincer des dents, et me maudire encore jusqu'au coucher du soleil. – J'ai demandé, comme une bénédiction, de devenir insensé, et la folie m'a été refusée. J'ai affronté la mort, – mais dans la lutte des élémens les vagues me soutenaient au lieu de m'engloutir et j'ai dû traverser, sain et sauf, les plus affreux dangers. Sans doute que la main glacée d'un impitoyable génie me tenait suspendu par un cheveu, mais par un cheveu qu'aucun effort ne pouvait rompre. Vainement, je plongeai mon âme-jadis une source inépuisable de création-dans toutes les rêveries enfantées par l'imagination; toujours, toujours semblable au reflux de la vague, elle était repoussée dans le gouffre profond de mes pensées. Vainement je me mêlai à l'humaine espèce-je cherchais l'oubli de mes maux là où il ne se peut trouver. Dès-lors, tout ce que j'avais appris, mes sciences, mes longues recherches dans les secrets d'un art surnaturel, ne devinrent plus que des connaissances mortelles, et je vécus dans le désespoir-et je vis-et je vivrai toujours!

LA NYMPHE

      Peut-être puis-je venir à ton aide.

MANFRED

      Pour avoir cette puissance, il te faudrait réveiller les morts, ou me laisser descendre parmi eux. – Fais-le-de quelque manière que ce soit, à quelque heure que tu choisisses. – Si c'est avec de nouvelles tortures-au moins seront-elles les dernières.

LA NYMPHE

      Non; tel n'est point mon pouvoir. Mais veux-tu me jurer obéissance, jurer de te soumettre à ma volonté? tes vœux seront peut-être exaucés.

MANFRED

      Jurer! obéir! Et à qui? aux esprits que je conjure! Moi, devenir l'esclave de ceux qui m'ont servi! – jamais!

LA NYMPHE

      Est-ce tout? n'as-tu pas de plus douce réponse? Réfléchis encore avant de repousser ma demande.

MANFRED

      J'ai dit.

LA NYMPHE

      Assez!.. Je puis donc me retirer… parle!

MANFRED

      Retire-toi! (La nymphe disparaît.)

MANFRED, seul

      Nous, jouet du tems et de nos propres terreurs! Les jours nous emportent et fuient eux-mêmes loin de nous. Et pourtant nous vivons, accablés sous le poids de notre vie et redoutant sans cesse la mort. – Aussi long-tems que pèse sur nous ce joug détesté, ce joug qui oppresse notre cœur-que font seuls palpiter les angoisses ou des plaisirs menteurs; – aussi long-tems que durent ces jours de passé et d'avenir (car il n'est pas de présent pour la vie), qui pourrait dire s'il en est un, un seul où l'ame n'ait cessé d'appeler la mort et dont elle n'ait fui aussitôt l'approche, de même que l'on tremble de se plonger dans une onde glacée, bien que le frisson ne doive se faire sentir qu'un moment? Toutefois mes sciences me laissent encore une ressource. – Je puis évoquer les morts et savoir d'eux ce que nous avons un jour à craindre. Rien que le néant du tombeau, diront-ils-et s'ils ne répondaient pas! – Mais le prophète sortit de la tombe pour répondre à la sorcière d'Eudor; le monarque de Sparte connut ses destinées de l'esprit ressuscité de la vierge Byzantine. Il avait immolé celle qu'il aimait, dans l'ignorance du crime qu'il commettait, et il mourut sans avoir obtenu son pardon. En vain il adressa des prières à Jupiter phrygien; en vain les magiciens d'Arcadie évoquèrent l'ombre irritée et la supplièrent de dépouiller sa colère ou de fixer un terme à sa vengeance; – il n'obtint qu'une réponse vague et obscure, mais qui bientôt s'expliqua pour lui3.

      Si jamais je n'étais venu au monde, ce que j'aime vivrait encore; si jamais je n'avais aimé, ce que j'aime vivrait encore dans tout l'éclat de sa beauté, de son bonheur, et répandant la joie sur les autres. Qu'est-elle devenue? qu'est-elle aujourd'hui? – la victime expiatoire de mes péchés, – quelque chose que je n'ose imaginer, – ou du néant. Dans peu d'heures, je connaîtrai ce que j'appréhende et brûle de connaître. Jusqu'ici, je n'avais jamais frémi d'arrêter mes regards sur un esprit, mauvais ou bon, – et voilà que je tremble et qu'un étrange frisson vient saisir mon cœur. Mais l'action ne manquera pas à ce que j'abhorre le plus; je saurai braver toutes craintes mortelles. – La nuit approche. (Il sort.)

      SCÈNE III

(Le sommet du mont Jungfrau.)Entre LA PREMIÈRE DESTINÉE

      La lune se lève, large, ronde, éclatante. Ici, sur les neiges que n'a jamais foulées le pied d'un vulgaire mortel, nous marchons de nuit, sans laisser la moindre trace de nos pas; sur cette mer sauvage, sur l'océan resplendissant des montagnes glacées, nous effleurons les brisans raboteux qui semblent l'écume des flots agités par la tempête, que le froid aurait subitement saisie, – image morte de l'abîme des eaux. Ce pinacle fantastique, – ouvrage de quelque tremblement de terre, – où s'arrêtent les nuages pour se reposer des fatigues de leur course, a été consacré à nos ébats, à nos veilles; c'est ici que je dois attendre mes soeurs, pour nous acheminer ensemble vers le palais d'Arimane, car, cette nuit, se célébrera notre grande fête. – Chose étrange qu'elles n'arrivent point!

UNE VOIX, au dehors, chantant

      L'usurpateur captif, jeté en bas du trône, languissait enseveli dans la torpeur, oublié et solitaire. J'ai secoué son sommeil, brisé sa chaîne, je lui ai rendu ses troupes, et voilà encore une fois le tyran debout. Le sang d'un million d'hommes, la ruine d'une nation seront le prix de mes peines-puis sa fuite, et de rechef le désespoir!

SECONDE VOIX, au dehors

      Le vaisseau volait, le vaisseau volait vite; mais je n'ai pas laissé une voile, je n'ai pas laissé un mât. Il ne reste plus une planche de ses flancs ou du pont, pas un pauvre diable pour pleurer sur le naufrage. Si! – il en est un que j'ai sauvé, le prenant aux cheveux pendant qu'il nageait, et celui-là était digne de ma pitié, – un traître à terre, un pirate sur mer. – Il acquittera sa dette par de nouveaux crimes.

LA PREMIÈRE DESTINÉE, répondant

      La cité reposait, plongée dans le sommeil; au matin, elle s'est éveillée pour pleurer sur elle-même. Soudainement, sans bruit, la noire peste avait passé sur ses tours. Des milliers d'hommes ont péri, des milliers périront. – Le vivant fuit l'approche du malade qu'il chérissait; mais il fuit en vain: rien ne le sauvera de l'atteinte mortelle. La tristesse, les angoisses, le mal, la terreur enveloppent toute une population. – Heureux sont les morts qui échappent à cette scène de désolation! Et cette œuvre d'une nuit-cette ruine d'un royaume-ce travail de mes mains, combien de fois, dans les siècles, ne l'ai-je pas renouvelé! combien ne le renouvellerai-je pas encore!

(Entrent la seconde et la troisième Destinée.)LES TROIS DESTINÉES

      Nos

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<p>3</p>

Il n'obtint qu'une réponse vague et obscure, mais qui bientôt s'expliqua pour lui. L'histoire de Pausanias, roi de Sparte (qui commandait les Grecs à la bataille de Platée, et qui fut mis à mort plus tard, pour avoir voulu trahir les Lacédémoniens), et de Cléonice, est rapportée par Plutarque dans la vie de Cimon. Pausanias le sophiste en parle aussi dans sa description de la Grèce.