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Le Blé qui lève. Rene Bazin
Читать онлайн.Название Le Blé qui lève
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Rene Bazin
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
– Ils reviennent de mes bois, dit M. de Meximieu, et ils insultent celui qui leur donne du pain! Tu les connais, ces gaillards?
Les têtes sortaient de l'ombre, une à une.
– Tous, répondit Michel.
Les hommes s'avançaient, criant ou muets, levant leur chapeau ou restant couverts.
Le jeune homme les nommait à mesure: Lampoignant, Trépard, Dixneuf, Bélisaire Paradis, Supiat, Gilbert Cloquet, – celui-là détournait la tête vers l'autre côté du bois, et saluait quand même, – Fontroubade, Méchin, Padovan, Durgé, Gandhon…
– Gandhon? mais, je le connais moi aussi! C'est un de mes cavaliers d'il y a cinq ans! Tu vas voir ce que je sais en faire! Gandhon?
De la bande un homme se détacha, un grand roux aux yeux rieurs et mobiles, qui avait, malgré le froid, les poignets de sa chemise relevés jusqu'au-dessus du coude et sa veste attachée au cou par un bouton et flottant en arrière.
– C'est bien toi, Gandhon, le cavalier de 1re classe du 3e escadron, à Vincennes, hein, je te reconnais?
En approchant, l'homme s'était découvert.
– Oui, mon général.
– A la bonne heure, tu ne restes pas coiffé comme ces malappris qui passent devant moi comme devant une borne. Tu es donc devenu amateur de grèves?
– Non, je sommes pas en grève, pour le moment.
– Comprends bien, ce n'est pas la grève que je te reprocherais; c'est ton droit; ma famille aussi est en grève.
Le bûcheron haussa les épaules, en riant.
– Vous voulez plaisanter, mon général!
– Mais non. La seule différence avec vous autres, c'est qu'elle est en grève depuis quatre cents ans, ma famille, et qu'elle en a profité pour servir le pays à peu près gratuitement dans l'armée, dans le clergé, dans la diplomatie. Nous n'avons pas changé de maître, nous autres, ni de chanson: c'est toujours la France. Mais toi, voyons, tu te souviens encore du régiment?
– Oui, mon général.
– Tu te rappelles nos manœuvres, en septembre? Et les charges? Et la revue?
– Oui, mon général.
– Est-ce qu'on était mal commandé, mal nourri, mal traité?
L'homme mit une seconde de réflexion avant de répondre, car il sentait que la «politique» allait être en cause. Il répondit: – Mon général, on était bien, je n'ai pas eu à me plaindre.
– Tu vois, Michel, tu vois: il a été formé à mon école, celui-là; il a du bon sens! Dis-moi, Gandhon, tu as tort de te mettre avec ces révoltés-là.
– C'est le parti.
– Du désordre.
– Possible!
L'homme s'était mis en garde, et son visage, qui jusque-là souriait avec embarras, devenait dur et défiant. Le général se redressa. Entre son fils et le bûcheron, il ressemblait à un chêne de futaie à côté de deux baliveaux. Le bras tendu, comme s'il donnait un ordre dans la cour du quartier:
– Je ne veux pas que tu te perdes avec ce monde-là, Gandhon! Je te connais, tu as mauvaise tête, mais, en cas de mobilisation, nous marcherons tous deux, et ce que tu chantais là, tu n'en penses pas un mot!
Il n'y eut pas de réponse.
Le général blêmit. Il s'avança.
– Ce n'est pas possible! Toi, mon soldat! Viens serrer la main de ton général!
Le bûcheron se reculait en ricanant. On l'attendait, on le surveillait. Tout à coup il tourna lentement sur lui-même, et courut en avant, dans la ligne déjà piétinée par les camarades.
– Dites donc, mon général, le règlement défend de tutoyer les soldats!
– C'est par amitié, tu le sais bien!
– Je n'en veux pas!..
Gandhon courait, à grandes enjambées, maladroites à cause des sabots, vers un groupe de camarades arrêtés à cinquante mètres de là. Ils reprirent leur marche. Une voix jeune lança de nouveau un des couplets haineux de la chanson haineuse. Dans l'immense paix trompeuse des bois, les mots passaient, et s'en allaient apprendre au loin que les pires passions politiques avaient envahi les campagnes.
Quand le bruit des pas et des voix eut cessé, M. de Meximieu cessa de regarder l'ombre bleue où tout ce mauvais songe avait disparu, et il regarda son fils, qui était debout à sa droite, son fils moins grand que lui, moins beau, moins bien taillé, semblait-il, pour la vie de lutte, d'audace et de défi. Quoique les ténèbres fussent lourdes déjà, Michel sentit la compassion dédaigneuse, l'espèce de désaveu dont toute sa jeunesse avait été accablée.
– Dis donc, mon petit, ton métier n'est pas drôle avec des brutes comme ces gens-là!
– Que voulez-vous, c'est l'aboutissement…
– De quoi?
– De bien des fautes… Aucun de nous n'est sans responsabilité.
– Ah! mais non! Moi, je n'en ai pas! Je n'en veux pas, de tes responsabilités! Dis-moi donc celle que j'ai eue?.. Quelle misérable espèce! Plus rien! Pas plus de cœur pour la France que mes Arabes de Blida! Et tu les défends!
Une seconde fois, Michel se sentit enveloppé de ce dédain qui s'étendait à tout, aux idées de Michel, à la profession de Michel, au corps médiocre de Michel, au silence que Michel avait gardé tout à l'heure, et que le général avait dû prendre pour de la peur. Il ne retrouva plus la force qu'il s'était promis d'avoir toujours, de discuter, de réfuter, d'expliquer, et de se montrer à la fois respectueux avec son père et conséquent avec soi-même. Il dit:
– Venez, mon père. Puisque vous devez être demain à Paris, venez…
Il releva le col de sa veste. Le général aussitôt déboutonna sa jaquette. Tous deux se mirent à marcher dans le chemin forestier qui ramenait au château. Il faisait très froid; le vent avait déjà bu, sur les branches, la tiédeur amassée pendant le jour; il rebroussait les brindilles, courbait les gaulis et leur arrachait une plainte monotone, comme celle des vies pauvres. L'odeur des feuilles mortes montait plus vive dans l'ombre. Au-dessus des branches, les hauteurs du ciel étaient pâles, et des étoiles commençaient à poindre.
– Reviendrez-vous? demanda Michel. J'ai à peine eu le temps de vous voir.
– Mon commandement à Paris est terriblement assujettissant, mon ami. Et puis il y a le monde, les relations. J'hésite toujours à prendre une permission. Cependant, tu m'as bien dit que le marchand de bois acceptait de payer les chênes nouvellement marqués, avant l'abatage?
– Oui.
– Je reviendrai alors pour l'échéance du 31. Tu as marqué tous les anciens des deux coupes?
– Presque tous.
– Comment, presque? Il me faut les trente mille francs que je t'ai demandés, en quatre termes, et, s'il est possible, en deux. Y sont-ils?
Michel fit un geste évasif.
– Je te dis qu'il me les faut! reprit M de Meximieu en haussant la voix: c'est à toi de les trouver; tu retourneras dans les coupes, dès demain; à défaut d'anciens, tu feras tomber des soixantes, et, à défaut de cadettes, des modernes.
– Non, mon père.
Les deux hommes s'arrêtèrent en plein bois, dans le vent, oublieux l'un et l'autre de l'heure qui pressait le départ. La main du marquis de Meximieu, – un paquet de fils