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la plupart du temps, ne se laissent guider que par leurs mauvais instincts.

      Il suivait en ce moment l'étranger sans se rendre positivement compte du motif qui le faisait agir, ne sachant pas encore lui-même s'il serait pour ou contre lui, attendant pour se décider que la position se dessinât nettement, et qu'il eût pesé l'avantage qu'il retirerait d'une trahison ou de l'accomplissement de ses devoirs; aussi évitait-il avec soin de laisser soupçonner sa présence, il devinait que le mystère qu'il voulait découvrir lui offrirait, s'il parvenait à le découvrir, de grands avantages, surtout s'il savait l'exploiter; et, dans le doute, il ne s'abstenait pas mais agissait de façon à ne pas compromettre la découverte de ce précieux secret.

      Les deux hommes marchèrent ainsi près d'une heure à la suite l'un de l'autre, sans que don Stefano soupçonnât une seconde qu'il était aussi finement épié, et que l'un des plus adroits coquins des prairies était sur ses talons.

      Après des tours et des détours sans nombre dans les hautes herbes, don Stefano arriva sur la rive même du Río Colorado, qui en cet endroit coulait large et calme comme un lac sur un lit de sable bordé par d'épais bouquets de cotonniers et par de hauts peupliers dont les racines plongeaient dans l'eau; arrivé là, l'inconnu s'arrêta, prêta l'oreille un instant, et portant ses doigts à sa bouche il imita le glapissement du coyote; presque immédiatement le même cri s'éleva du milieu des palétuviers, et une légère pirogue faite d'écorce de bouleau, conduite par deux hommes, apparut sur la rive.

      – Eh! fit don Stefano d'une voix contenue, je désespérais de vous rencontrer!

      – N'avez-vous donc pas entendu notre signal? répondit un des individus de la pirogue.

      – Serais-je venu sans cela! Seulement il me semble que vous auriez pu vous avancer un peu au-devant de moi.

      – Ce n'était pas possible.

      La pirogue s'engrava alors dans le sable; les deux hommes sautèrent légèrement à terre, et en un instant ils eurent rejoint don Stefano. Tous deux portaient le costume et les armes des chasseurs de la Prairie.

      – Hum! reprit don Stefano, la route est longue du camp pour venir jusqu'ici, je crains que l'on s'aperçoive de mon absence.

      – C'est un risque qu'il vous faut courir, répondit celui qui déjà avait parlé, homme de haute taille, à la figure ouverte, à la physionomie grave et sévère, et dont les cheveux blancs comme la neige tombaient en longues boucles sur les épaules.

      – Enfin, puisque vous voilà, expliquons-nous et surtout soyons brefs, le temps est précieux. Qu'avez-vous fait depuis notre séparation?

      – Pas grand-chose: nous vous avons suivi de loin, voilà tout, prêts à vous venir en aide si besoin était.

      – Merci; pas de nouvelles?

      – Aucunes: qui aurait pu nous en donner?

      – C'est juste; et votre ami Bon-Affût, l'avez-vous découvert?

      – Non.

      – Cuerpo de Cristo! Ceci est contrariant, car si mes pressentiments ne me trompent pas, bientôt il nous faudra jouer des couteaux.

      – On en jouera.

      – Je le sais, Balle-Franche1, je connais de longue date votre courage; mais vous, Ruperto, votre camarade et moi nous ne sommes que trois hommes, en résumé de compte.

      – Qu'importe?

      – Comment, qu'importe? Lorsqu'il s'agit de combattre contre trente ou quarante chasseurs aguerris, en vérité, Balle-Franche, vous me rendrez fou avec vos idées. Vous ne doutez de rien: songez-donc que cette fois nous n'avons pas à lutter contre des Indiens mal armés, mais contre des blancs, des bandits de sac et de corde, qui se feront tuer sans reculer d'un pouce, et que nous succomberons inévitablement.

      – C'est vrai, je n'y avais pas réfléchi, ils sont beaucoup.

      – Nous morts que deviendrait-elle?

      – Bon, bon, reprit le chasseur en secouant la tête, je vous répète que je n'y songeais pas.

      – Vous voyez donc bien qu'il est indispensable que nous nous entendions avec Bon-Affût et les hommes dont il peut disposer.

      – Oui, mais allez donc trouver à point nommé dans le désert la piste d'un homme comme Bon-Affût? Qui sait; où il se trouve en ce moment? il peut n'être qu'à une portée de fusil de nous comme en être éloigné de cinq cents milles.

      – C'est à en devenir fou.

      – Le fait est que la position est grave. Êtes-vous au moins sûr cette fois de ne pas vous être trompe et de tenir la bonne piste?

      – Je ne puis rien assurer encore, bien que tout me fasse supposer que je ne me trompe pas, mais rapportez-vous-en à moi, je saurai bientôt à quoi m'en tenir.

      – Du reste, ce sont les mêmes traces que celles que nous suivons depuis Monterey; il y a des chances que ce soient eux.

      – Que résolvons-nous?

      – Dame, je ne sais que vous dire.

      – Vous êtes désespérant, sur ma parole; comment, vous ne pouvez me suggérer aucun moyen?

      – Il me faudrait d'abord une certitude, et puis, vous l'avez dit vous-même: à nous trois, ce serait folie de tenter ce coup de main!

      – Vous avez raison, je retourne au camp; la nuit prochaine, nous nous reverrons, je serai bien malheureux si, cette fois, je n'ai pas découvert ce qui nous importe tant de savoir; vous, pendant ce temps-là, cherchez, furetez, fouillez la Prairie dans tous les sens, et, si cela est possible, ayez-moi des nouvelles de Bon-Affût.

      – Cette recommandation est inutile, je ne demeurerai pas inactif.

      Don Stefano saisit la main du vieux chasseur, et la pressant fortement entre les siennes:

      – Balle-Franche, lui dit-il d'une voix émue, je ne vous parlerai pas de notre vieille amitié, ni des services que plusieurs fois j'ai été assez heureux pour vous rendre, je vous répéterai seulement, et je sais qu'avec vous cela suffira, c'est que du succès de notre expédition dépend le bonheur de ma vie.

      – Bon, bon, ayez confiance en moi, don José; je suis trop vieux pour changer d'amitié, je ne sais qui a tort ou raison dans cette affaire, je souhaite que la justice soit de votre côté; mais cela ne m'occupe pas, quoi qu'il arrive, je vous serai fidèle et bon compagnon.

      – Merci, mon vieil ami, à la nuit prochaine.

      Après avoir dit ces quelques mots, don Stefano, ou du moins celui qui se faisait appeler ainsi, fit un mouvement pour s'éloigner, mais d'un geste brusque Balle-Franche l'arrêta.

      – Qu'y a-t-il? demanda l'étranger. Le chasseur posa l'index de sa main droite sur sa bouche pour lui recommander le silence, et se tournant vers Ruperto, qui avait assisté, impassible et silencieux, à l'entretien:

      – Au Coyote! lui dit-il d'une voix basse et inarticulée.

      Sans répondre, Ruperto bondit comme un jaguar et disparut dans un buisson de cotonniers qui se trouvait à peu de distance.

      Au bout de quelques instants, les deux hommes qui étaient demeurés le corps penché en avant, dans l'attitude de gens qui écoutent, mais sans prononcer une parole, entendirent un froissement de feuilles, un bruit de branches brisées suivi de la chute d'un corps lourd sur le sol, puis plus rien.

      Presque aussitôt, le cri de la chouette s'éleva dans la nuit.

      – Ruperto, nous appelle, dit alors Balle-Franche, tout est fini.

      – Que s'est-il donc passé? demanda don Stefano avec inquiétude.

      – Moins que rien, répliqua le chasseur, en lui faisant signe de le suivre. Vous aviez un espion à vos trousses, voilà tout.

      – Un espion?

      – Pardieu! Vous allez le voir.

      – Oh!

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<p>1</p>

Voir Balle-Franche, 1 vol. in-12, Amyot, éditeur.