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publique62.

      Un émigré venait de rentrer; c'était un ami de ma famille. Un jour, il arrive chez ma mère les yeux pleins de larmes.

      – Qu'avez-vous? lui dit-elle…

      Le malheureux ne pouvait parler. Enfin il nous dit que dans une petite rue près de Saint-Roch, il était entré, pour éviter la pluie, chez un marchand de bric à brac, et que là, parmi de vieux cadres tout mutilés, abîmés, il avait retrouvé le portrait de son père, de son frère et celui de sa femme…: son frère avait péri sur l'échafaud!..

      À chaque pas, à cette époque, on trouvait le burlesque s'alliant au terrible!..

      Les femmes ne pouvaient alors remédier au mal qui s'était introduit dans ce qu'on appelait la société: car enfin, depuis surtout la rentrée des émigrés, elle se recomposait d'elle-même. Mais le mélange forcé était plus insupportable encore que la solitude. Les femmes des parvenus haïssaient tout naturellement une conversation intéressante, parce qu'elles y étaient étrangères. Continuellement occupées d'étiquette, point sur lequel elles étaient encore plus ignorantes que sur tout le reste, elles marchandaient une révérence et comptaient les visites; ce qui était simple, parce quelles devaient craindre à chaque moment qu'on se rappelât leur basse origine, et très-souvent plus que cela, et qu'alors on ne voulût leur manquer. J'ai vu longtemps encore à la Cour impériale de ces pauvretés, de ces mièvreries qui élevaient des querelles sur une visite plus ou moins longue, plus ou moins différée…

      La conversation même la plus simple se ressentait, comme on doit le croire, de l'état de la société à cette époque. Madame de Genlis, femme élégante et surtout difficile dans tout ce qui tient à la grande et même l'excessive recherche du langage, souffrait plus qu'un autre de ce bouleversement complet. Un jour, elle voit arriver chez elle, rue d'Enfer, où elle demeura avant d'aller à l'Arsenal, une femme dans une voiture fort élégante, attelée de deux beaux chevaux, et conduite par un cocher dont la mise eût paru étrange sans un petit nègre encore plus ridicule, qui était complètement habillé en Maure, et qui n'avait pas plus de trois pieds de haut: c'était ce personnage qui ouvrait et fermait la portière.

      Cette dame, qui elle-même était une caricature par sa mise, portait une robe d'une forme outrée et absurde. Sur sa tête était un très-petit chapeau de velours avec deux plumes tombantes. Elle se fit annoncer sous le nom de madame DE Privas.

      En entendant ce nom qui promettait quelque chose, madame de Genlis se leva et fit deux pas au-devant d'elle.

MADAME PRIVAS

      Vous devez être joliment surprise de me voir, n'est-ce pas? Eh bien! qu'est-ce que vous faites donc! rasseyez-vous donc!

MADAME DE GENLIS, avançant un fauteuil à la dame

      Veuillez vous asseoir, madame…

MADAME PRIVAS, s'asseyant lourdement dans la bergère

      Tiens, que c'est drôle! vous dites MADAME! vous ne dites pas citoyenne, vous!.. vous avez bien raison! Au reste, je l'avais parié avec M. Privas, je lui ai dit: Je te parie six francs que la citoyenne Genlis me dira MADAME; il a parié que non, parce qu'il prétend que vous avez peur.

MADAME DE GENLIS, souriant doucement

      Mais comment M. de Privas, que je n'ai pas l'honneur de connaître, me fait-il celui de juger ainsi mes sentiments les plus intimes?

MADAME PRIVAS

      Oh! il vous connaît bien, allez, lui!.. tiens! qu'est-ce que c'est donc que tout ça?..

      Et elle se mit à retourner et à remuer tout ce qui était sur la table de madame de Genlis… Il y avait, entre autres choses, un charmant livre de la forme de nos albums d'aujourd'hui, dans lequel madame de Genlis peignait alors une guirlande de fleurs allégoriques ou plutôt emblématiques. Elle avait fait un langage des fleurs. Il y a aussi, je crois, une nouvelle d'elle63 qui a donné l'idée à M. Révéroni de Saint-Cyr de faire son roman de Sabina d'Herfeld. Madame de Genlis fut alarmée pour le sort de ses fleurs, et puis elle voulait savoir ce qui lui valait une visite aussi étrange.

      – Permettez-moi, madame, lui dit-elle en refermant doucement le livre, de vous prier de ne point toucher à cet ouvrage. Il n'est point terminé et pourrait s'effacer… et puis… mon temps est bien limité… il n'est même pas à moi.

MADAME PRIVAS

      Vraiment!.. pauvre chère dame!.. voyez-vous bien! cette chienne de révolution!.. c'est ce que je dis toute la journée à M. Privas!.. là, une dame comme il faut, une dame comme vous, qui a roulé su l'or et su l'argent… en être réduite là, à travailler pour vivre!.. Ah! mon Dieu! mon Dieu!..

MADAME DE GENLIS, presque impatientée

      J'ai l'honneur de vous faire observer, madame, que c'est pour cette raison que mon temps est pris par mon travail… Puis-je savoir ce qui me procure l'avantage de vous voir?

MADAME PRIVAS, la regardant avec admiration

      Comme vous parlez bien!.. voilà comme je voudrais parler!.. c'est ce que je dis toute la journée à M. Privas. Il a été longtemps à le comprendre, mais j'ai gagné la bataille.

      Madame de Genlis sourit doucement: en effet, madame Privas paraissait réunir toutes les conditions nécessaires pour remporter la victoire dans une lutte à coups de poing. Elle avait une taille au-dessus de la médiocre: son embonpoint très-prononcé, ses bras et ses mains surtout, d'un volume respectable dans un combat, devaient lui assurer la victoire… Son visage eût été joli (car elle était encore jeune et ses traits étaient agréables), s'il avait eu une expression quelconque; mais elle n'en avait jamais aucune et sa bouche souriait constamment pour montrer des dents assez jolies, ou plutôt même sans motifs. Ses yeux étaient bleus, et, avec ou sans regard, ils paraissaient toujours immobiles. Son nez était bien fait, la forme de son visage agréable, ses cheveux d'une jolie couleur: eh bien! tout cela ne lui servait à rien. On aurait même autant aimé qu'elle fût laide, parce qu'elle aurait peut-être eu de l'esprit. Mais on va voir que ce n'était pas l'intention qui lui manquait.

      Elle continuait à regarder madame de Genlis avec une expression admirative vraiment comique, et finit par amuser madame de Genlis, qui, ainsi que toutes les personnes d'esprit, vit d'abord le côté plaisant de la chose. Dans le même moment, la femme de chambre de madame de Genlis annonça M. Millin.

MADAME DE GENLIS, lui tendant la main, et lui faisant un signe d'intelligence en lui indiquant la dame étrangère

      Je suis bien aise de vous voir, mon ami… et vous attendais avec une vive impatience… ma copie est prête, nous n'avons qu'à l'assembler.

M. MILLIN, ne comprenant pas très-bien et croyant qu'il s'agit d'une lecture

      Eh bien! je ne vois pas ce qui s'oppose à ce que la lecture se fasse tout de suite… Madame en est-elle?..

MADAME PRIVAS

      Une lecture!.. certainement que j'en suis!.. C'est-il beau ça!.. une lecture!..

MADAME DE GENLIS

      Je vois, madame, avec regret que je suis forcée de vous prier d'abréger votre visite qui m'honore, sans doute, mais à laquelle je ne puis donner l'attention qu'elle mérite, étant obligé de lire à M. Millin un ouvrage de moi, auquel vous ne prendriez aucun plaisir… et puisque vous ne voulez pas me dire le motif pour lequel vous êtes venue me chercher dans ma retraite, je suis forcée…

MADAME PRIVAS

      Eh là! là! comme elle s'emporte donc, cette petite dame! Eh bien! voyons! soyez donc gentille! on ne veut pas vous faire de mal… au contraire… voilà l'histoire. Mon mari et moi nous sommes de bonnes gens… nous sommes riches… très-riches même… M. Privas, voyez-vous, a vendu des farines aux armées… il a eu des fournitures dans un bon temps, le temps où le blé manquait… il a eu des protecteurs… on l'a payé, enfin… et bien payé aussi. Nous sommes riches, et riches en honnêtes gens.

MILLIN, à demi-voix

      Oui, comme des accapareurs! Oh! les voleurs!

MADAME DE GENLIS

      Enfin, madame…

MADAME PRIVAS

      M'y voilà!.. m'y voilà!..

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<p>62</p>

Il y eut longtemps en France jusque sur les arbres des grandes routes… sur des rochers, de pareilles inscriptions.

<p>63</p>

Les fleurs funéraires.