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Les Contes de nos pères. Paul Feval
Читать онлайн.Название Les Contes de nos pères
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Paul Feval
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Mme de Thélouars était restée spectatrice muette de cette scène. Elle n’avait compris qu’une chose : le château était investi, investi par les troupes républicaines, sans doute. Or, si elle était prise avec son fils, son sort ne pouvait être douteux. Femme d’un royaliste sous les armes, elle devait subir les conséquences de cette jurisprudence conventionnelle dont les victimes ne se peuvent point compter. Son fils lui-même, le pauvre enfant, n’aurait point un destin meilleur, car les gens de la république n’y regardaient point de si près. Henriette demeura quelques minutes anéantie sous le coup d’une terreur poignante ; puis, s’élançant vers l’office où était resté son fils, elle l’arracha dormant des mains de Marguerite, et le pressa convulsivement contre son cœur ; puis encore, sans dire une parole, elle sortit en courant pour retourner auprès de son oncle et lui demander conseil.
M. le marquis de Graives avait péremptoirement répété à ses gens l’ordre de quitter le château sur l’heure. Ceux-ci, habitués à obéir quand même, firent à la hâte leurs préparatifs, et s’enfuirent, entraînant avec eux Marguerite, qui voulait attendre sa maîtresse, et pleurait à la pensée de l’abandonner.
Henriette, pendant cela, perdue dans les sombres couloirs du château, ne pouvait retrouver sa route. Elle entendit s’ouvrir, puis se refermer les lourds battants de la grande porte sur les habitants de Graives qui fuyaient. Son cœur se serra davantage. Elle s’appuya, tremblante, à la muraille d’un corridor inconnu ; ses yeux se remplirent de pleurs amers, et, pour la première fois, ce fut avec angoisse qu’elle baisa le front de son fils endormi.
Comme elle hésitait, ne sachant de quel côté reprendre sa course, une des extrémités du corridor s’illumina subitement. Henriette aperçut M. le marquis de Graives qui s’avançait avec lenteur, une lampe à la main. Le vieillard avait revêtu un somptueux costume militaire ; sa poitrine, couverte de décorations, scintillait au loin, et renvoyait en gerbes multicolores les rayons brisés de la lampe. Il avait sous le bras une petite cassette, sa main gauche tenait une épée nue, et deux riches pistolets étaient passés à sa ceinture.
Il se croyait seul, et ne voyait point Henriette qui se collait immobile à la muraille. En ce moment où nul regard indiscret ne pouvait épier sa physionomie, M. le marquis de Graives n’était certes point suspect de jouer un rôle. Il n’était point comme ces pères conscrits de Rome qui se drapaient dans leur orgueil, et mouraient fastueusement, assis sur leur chaise d’ivoire. Seul avec sa conscience, il était lui-même, et rien de plus. Le calme sublime de son regard ne cherchait pas l’admiration d’une foule amie ou ennemie. Aussi cette tranquillité sainte du juste en face de la mort mettait à son front une sorte d’auréole qui annonçait le martyre.
Henriette était loin de percer le mystère de cette mort prochaine ; elle ignorait le dessein de son oncle, elle ne savait rien, et pourtant la vue seule du vieillard lui fut comme une révélation de trépas inévitable. Cet homme n’était plus du monde ; il voyait le ciel, tandis que son pied touchait la terre encore ; il s’en allait vers Dieu, impatient d’accomplir un suprême devoir.
Henriette était mère. Elle songea à son fils, et poussa un cri de détresse. Dans cette absence complète de tout autre bruit, ce cri perçant parvint vaguement jusqu’à l’ouïe paralysée du vieillard. Il leva sa lampe, et vit la jeune femme. À cet aspect, ses sourcils se froncèrent.
– J’avais dit à tout le monde de quitter le château ! prononça-t-il avec dureté ; – éloignez-vous, madame !
Henriette fit machinalement quelques pas pour obéir ; mais au même instant la grand’porte extérieure retentit sous un déluge de coups.
– Il n’est plus temps, murmura-t-elle ; au nom de Dieu, mon oncle, donnez un asile à mon enfant !
Le vieillard fit un geste de colère.
– Mes heures sont comptées, dit-il, je ne puis les perdre en discussions vaines… Sortez, madame, fuyez ces lieux, pour vous, pour votre mari, pour votre enfant.
– Mais je ne puis, s’écria Henriette navrée ; écoutez ! on brise les portes, on force le château…
Un coup de fusil, tiré du dehors, l’interrompit, et les débris d’un vitrail de la galerie tombèrent aux pieds de M. de Graives.
Jusqu’alors ce dernier n’avait rien entendu, ni les paroles de sa nièce, ni le fracas extérieur ; mais l’explosion le fit tressaillir. Il comprit, et son visage devint sombre.
– Peut-être vaudrait-il mieux pour vous, dit-il d’une voix étouffée, braver la barbarie de ces hommes que de venir là où je vais, madame. Mais je ne vous repousse plus. Des deux côtés, le péril est certain, fatalement inévitable… Voulez-vous rester ou venir ?
– Avec vous ! avec vous ! murmura la pauvre mère affolée en s’attachant aux vêtements du marquis.
Le vieillard, sans répondre, reprit sa marche. Au bout du corridor, il fit jouer un ressort caché dans le mur ; une porte massive tourna sur ses gonds, et laissa voir un étroit couloir où l’on ne pouvait s’engager que de profil.
– Mes ancêtres, dit-il en se parlant à lui-même, se firent huguenots au seizième siècle. Ce fut une faute griève, – que Dieu puisse leur pardonner en sa miséricorde !… On les traquait alors, comme on nous poursuit maintenant ; les retraites qu’ils se ménagèrent contre les catholiques vont servir à un catholique contre les fils de leur damnable doctrine. – Entrez, madame, s’il vous plaît.
Le couloir se terminait par une seconde porte semblable à la première, qui s’ouvrait sur un escalier en pierre. Lorsque M. de Graives fit jouer le ressort caché de cette seconde porte, une bouffée d’air humide s’élança au dehors et faillit éteindre la lampe.
– Entrez, madame ma nièce, répéta le vieillard.
Henriette, plus morte que vive, descendit en chancelant ces marches glissantes qui exhalaient comme une odeur de tombeau. M. de Graives barricada fortement la porte derrière lui, et descendit à son tour.
– Pour nous découvrir, murmura-t-il, il faudra démolir le château ; mais on le démolira… non point peut-être pour massacrer une femme et un vieillard : la peine passerait le plaisir ; mais parce que leur âme est avide, et qu’ils savent suivre, à travers les décombres, la piste égarée d’un trésor !
Henriette écoutait, tremblante, ces paroles qui ne lui étaient point destinées. Au bas de l’escalier, le marquis ayant tiré un panneau tournant qui donnait, presque de plain-pied, sur une chambre basse, la jeune femme y entra et s’affaissa aussitôt, épuisée, sur un siége.
La pièce où se trouvèrent ainsi nos deux fugitifs avait été récemment munie de tout ce qui est nécessaire pour soutenir un blocus. Il y avait des vivres en abondance, de l’eau, et de l’huile pour la lampe. Évidemment le marquis n’avait point été pris au dépourvu. Quant à la pièce elle-même, c’était une sorte de trou rond, bas-voûté, ménagé dans l’épaisseur plus qu’ordinaire de la muraille orientale du château. Une meurtrière, en forme d’entonnoir, permettait au malheureux forcé d’habiter ce cachot de respirer par rares bouffées l’air pur du parc. C’était, en effet, sur le parc, et même sur l’endroit le plus ombreux du parc, que donnait la meurtrière. À l’extérieur, elle se trouvait cachée par le branchage des arbres.
M. le marquis de Graives déposa sa lampe sur une table, et jeta autour de lui un regard presque satisfait. Ce regard annonçait une détermination si profonde, et à la fois si dépourvue d’espoir, que Mme de Thélouars ne put le soutenir. Elle baissa les yeux en gémissant, et se prit à bercer le petit Alain qui, réveillé par tout ce mouvement, vagissait et se plaignait.
– Tout y est ! dit en ce moment M. de Graives, qui ouvrit son grand livre d’Heures à la place où il avait naguère interrompu sa pieuse lecture ; – nous avons ici ce qu’il faut pour vivre et pour mourir.
Il approcha la lampe et donna son âme à la religieuse poésie du livre saint. M. le marquis de Graives était préparé dès longtemps.