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Le canon du sommeil. Paul d'Ivoi
Читать онлайн.Название Le canon du sommeil
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Paul d'Ivoi
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Ce point ne faisait point doute. Mrs. Trilny se souvenait parfaitement qu’au retour de Ruthie, elle avait cherché un bon moment lesdites clefs que, par inadvertance, elle avait glissées dans le tiroir de son bureau, devant lequel elle s’était tenue toute la soirée, occupée à des comptes trimestriels.
D’autre part, toutes les croisées du rez-de-chaussée étant garnies de grilles, il devenait mathématiquement impossible que miss Ellen eût gagné le jardin par le rez-de-chaussée.
Si l’on ajoute qu’au premier étage, toutes les chambres d’élèves étaient occupées, qu’à l’infirmerie, les deux infirmières brevetées, attachées à l’établissement, déclaraient s’être livrées, jusqu’à onze heures (au retour de Ruthie, on avait constaté qu’elles étaient encore debout), à une controverse médico-biblique, sur la question palpitante de savoir si les ulcères de Job sur son fumier, n’avaient point un caractère variqueux, on arrivait à cette conclusion inadmissible que l’élève disparue avait quitté sa chambre par le vasistas donnant sur le toit.
Machinalement, plutôt pour avoir l’air d’agir que de propos délibéré, je furetais dans la pièce; j’ouvrais les tiroirs des meubles où les gentilles habitantes enfermaient leurs rubans, leurs parures.
Sous ma main se trouva une photographie, format album. Je la regardai sans le moindre intérêt, je vous assure; mais à peine y eus-je jeté les yeux, que mon intérêt s’éveilla avec une violence qui m’arracha une exclamation stupéfaite.
– Ah!
Mrs. Trilny accourut vers moi, me croyant indisposé.
– Vous souffrez, fit-elle avec une inquiétude quasi maternelle?
Moi, je lui présentai la photographie.
– Qu’est-ce que c’est que ça?
Ma voix sonna rauque. Mes yeux devaient être égarés. J’avais certainement l’air d’un fou. Et ce fut d’un accent surpris en vérité, que la directrice murmura:
– C’est un portrait que ces chères enfants ont fait faire, lors de notre fête scolaire de mai. Tout le pensionnat, je crois, a eu recours au talent du professeur Stebb, vous connaissez sans doute, une médaille d’or à la dernière exposition d’art photographique.
Et comme je secouais la tête, elle reprit avec le souci évident de ne pas me mécontenter:
– Vous voulez savoir laquelle des deux est la chère petite disparue? Eh bien, c’est celle qui occupe la gauche de la photographie… l’autre, Miss Ruthie Niellan.
Je me laissai tomber sur une chaise en m’empoignant le crâne à deux mains.
Miss Ellen était le portrait frappant de la marquise de Almaceda, de la Tanagra mystérieuse dont ma pensée s’était si souvent occupée déjà!
Frappant, oui, je le répète.
– Cheveux bruns, parmi lesquels brillent des cheveux d’or?
– Oui, balbutia la directrice avec un regard stupéfait.
– Des yeux d’une couleur indéfinissable, dont on ne sait dire s’ils sont verts ou bleus.
– Oui, fit-elle encore. – Et par réflexion – Comment pouvez-vous distinguer cela sur une photographie au platine?
Je ne tins aucun compte de la question. J’étais hypnotisé par cette image soudain apparue. Quoi? Était-il possible que pareille ressemblance existât? Car elle était effrayante la ressemblance… Mêmes traits, mêmes lignes du corps, même élégance souple…; tout au plus découvrait-on dans la physionomie une tendance à la gaieté qui manquait à ma «Tanagra».
Oui, miss Ellen devait être gaie, tandis que l’autre souffrait d’une incurable mélancolie.
– Cette jeune fille aimait rire, jouer… Elle était de nature joyeuse.
– Un joli et mélodieux pinson, s’exclama la vieille dame.
Puis, joignant les mains:
– Oh! vous méritez bien votre réputation; jamais je n’aurais pensé qu’un homme pouvait découvrir tant de choses sur un simple portrait album en noir!
Ah! digne Mistress, je portais en moi une autre photographie, que des jours de sang et de détresse avaient gravée dans mon cœur.
VII. EN ROUTE
Durant quelques minutes, je demeurai tout à fait inconscient de moi-même.
La Tanagra, Miss Ellen, deux sosies. Sans compter le troisième que m’avait indiqué tout à l’heure la bonne Mrs. Trilny, la maman de miss Ellen, blonde, quarante ans, mais ressemblant si parfaitement à sa fille, que la directrice n’avait pas hésité à reconnaître leur étroite parenté.
Être blonde, paraître quarante ans, on y peut arriver par déguisement, maquillage, teinture… On n’a jamais certainement l’âge que l’on paraît, ni les cheveux que l’on semble avoir.
Pourquoi cette réflexion d’apparence inopportune?
Parce qu’un rapprochement s’était opéré automatiquement en mon esprit.
La mère d’Ellen s’était présentée la veille à la pension. Le matin un boy, m’avait apporté une lettre de Tanagra m’enjoignant de quitter Londres. Pourquoi ces deux femmes n’en feraient-elles pas une seule?
Mon trouble cérébral augmentait de seconde en seconde, et je ne puis penser, sans inquiétude, à ce qui fût advenu de mon intellect, si Mrs. Trilny en avait jugé à propos de me tirer du labyrinthe de mes réflexions pour me demander:
– Pensez-vous qu’il soit possible d’éviter le scandale?
Ah! c’est juste. J’étais venu pour cela. Le «patron» me l’avait recommandé, tâcher d’éviter le scandale à Trilny-Dalton-School, à la digne directrice qui avait préféré s’adresser au Times plutôt qu’à Scotland-Yard.
Une phrase inepte me monta aux lèvres. Je la prononçai, par exemple, d’un ton sentencieux qui impressionna mon interlocutrice.
– Quand on souhaite qu’autrui ne parle pas d’une chose, il convient de n’en pas parler soi-même.
La respectable dame me considéra un instant, puis d’une voix hésitante:
– Voulez-vous dire que je dois faire le silence sur la disparition de la pauvre enfant?
– C’est bien là ce que j’exprime.
– Vous avez donc reconnu d’où vient cette triste aventure?
– Oui et non, fis-je, un peu embarrassé, je l’avoue.
Mais une pensée subite me rendit mon aplomb.
– Oui, c’est oui, décidément. Je pars dans un instant pour le Continent et j’ai l’impression que j’y rencontrerai une personne, à qui il sera bon de conter l’aventure avant de se livrer à quelque démarche que ce soit.
– Mais, la directrice semblait hésitante,… mais si la pauvre mère venait me réclamer sa fille?
– Envoyez-la au Times…
La vieille dame me saisit les mains, les serra avec force.
– Je comprends… il y a un secret que vous ne croyez pas pouvoir me confier. Et alors vous m’indiquez qu’au Times, tout s’expliquera. Merci, merci… Ah! je suis bien heureuse d’avoir fait votre connaissance.
Je profitai de ce qu’une pendule scolaire sonna la demie après huit heures pour prendre congé, sans m’expliquer davantage.
La confiance de Mrs. Trilny me remplissait de confusion. Pauvre dame qui rendait hommage à ma discrétion, sans soupçonner que le mystère m’apparaissait beaucoup plus compliqué qu’à elle-même.
Bah! À défaut de la réalité, donner l’illusion est encore une bonne