ТОП просматриваемых книг сайта:
L'ensorcelée. Barbey d'Aurevilly
Читать онлайн.Название L'ensorcelée
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Barbey d'Aurevilly
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
« La vieille mère Giguet dit, Monsieur, que vous allez à la Haie-du-Puits, où je vais aussi pour la foire de demain. Comme j’ n’ai pas de bœufs à conduire, car vous avez un cheval trop ardent pour bien suivre tranquillement un troupeau de bœufs, j’ pouvons, si vous le trouvez bon, faire route ensemble et nous en aller jasant, botte à botte, comme d’honnêtes gens, et, sauf votre respect, une paire d’amis. La Blanche n’est pas tellement lassée, la pauvre bête, qu’elle ne puisse bien faire la partie de votre cheval. J’ la connais. Elle a de l’amour-propre comme une personne. Auprès de votre cheval, elle va joliment renifler ! La lande est mauvaise, et, si c’est comme hier soir, dans les landes de Muneville et de Montsurvent, le brouillard nous prendra bien avant que nous n’en soyons sortis. M’est avis qu’un étranger, comme vous paraissez l’être, ne serait point capable de se tirer tout seul d’un tel pas et pourrait bien chercher sa route encore demain matin au lever du soleil, c’est-à-dire en pleine matinée, car le soleil commence d’être tardif dans cette arrière-saison. »
Je le remerciai de sa politesse et j’acceptai sa proposition de grand cœur. Il y avait dans les manières, la voix, le regard de cet homme quelque chose qui attirait et qui eût forcé la confiance. Quoiqu’il fût Normand, son visage avisé n’était pas rusé. Il était presque aussi noir qu’un morceau de pain de sarrasin ; mais, si tanné qu’il fût par le soleil et les fatigues, il avait aussi les couleurs de la santé et de la force. Il respirait la sécurité audacieuse d’un homme toujours par monts et par vaux, comme il l’était par le fait de ses occupations et de son commerce, et qui, comme les chevaliers d’autrefois, ne devait compter, pour sortir de bien des embarras et de bien des difficultés, que sur sa vigueur et sur sa bravoure personnelle.
L’accent de son pays, que j’ai dit qu’il avait, n’était pas prononcé et presque barbare comme celui de la vieille hôtesse du Taureau rouge. Il était ce qu’il devait être dans la bouche d’un homme qui, comme lui, voyageait et hantait les villes… Seulement, cet accent donnait à ce qu’il disait un goût relevé de terroir, et il allait si bien à tout l’ensemble de sa vie et de sa personne que, s’il ne l’avait pas eu, il lui aurait manqué quelque chose. Je lui dis franchement combien je m’estimais heureux de l’avoir pour compagnon de route.
« Et, – ajoutai-je, – puisque vous parlez de brouillard, c’est assez l’heure où il commence ; – je lui montrai du doigt un cercle de vapeurs bleuâtres qui dansaient à l’horizon depuis que le soleil couché avait emporté les derniers reflets incarnats qu’il laisse après lui dans le ciel. – Il serait prudent peut-être de nous mettre en marche et de ne pas nous attarder plus longtemps.
– C’est la vérité, – fit-il. – Il est temps de filer notre nœud, comme disent les matelots. La Blanche a mangé sa trémaine, et je serai à vous dans une petite minute de temps. Mère Giguet, – reprit-il de sa voix impérieuse et forte, – combien la Blanche et moi vous devons-nous ? »
Je le vis plonger la main dans une ceinture de cuir à poches, comme en portent les herbagers de la vallée d’Auge, et il paya ce qu’il devait à l’hôtesse, plantée sur le seuil à nous regarder. Il alla chercher sa Blanche, comme il l’appelait, et qui était digne de son nom, car c’était une belle jument blanche comme une jatte de lait, à naseaux roses, et qui, crottée jusqu’à la sous-ventrière, n’en était que plus digne de son très crotté cavalier. Elle mangeait sa trémaine, comme il avait dit, attachée à un anneau de fer incrusté dans le pignon du cabaret. Cachée par un angle du mur, je ne l’avais pas remarquée. À peine eut-elle entendu la voix de son maître, qu’elle se mit à hennir et à frapper la terre de son sabot avec une gaîté qui ressemblait à une violence.
Maître Tainnebouy, puisque tel était le nom de mon compagnon de voyage, raffermit un énorme manteau bleu, posé en valise sur sa selle, brida sa jument et lui grimpa lestement sur le dos avec l’aisance de l’habitude et un aplomb qui eût fait honneur à un écuyer consommé. J’ai vu bien des casse-cou dans ma vie, mais, de ma vie, je n’en ai vu un qui ressemblât à celui-là ! Une fois tombé en selle, il serra entre ses cuisses l’animal qu’il montait, et le fit crier.
« Voilà qui vous prouvera – me dit-il avec l’orgueil un peu sauvage d’un fils des Normands de Rollon – que si nous sommes attaqués dans notre traversée, je suis homme à vous donner, tant seulement avec mon pied de frêne, un bon coup de main ! »
J’avais payé comme lui l’hôtesse du Taureau rouge, et j’étais remonté sur mon cheval. Nous nous plaçâmes, comme il l’avait dit, botte à botte, et nous entrâmes dans cette lande de Lessay à la sombre renommée, et qui, dès les premiers pas qu’on y faisait, surtout comme nous les faisions, à la chute d’un jour d’automne, semblait plus sombre que son nom.
Chapitre 2
Quand on avait tourné le dos au Taureau rouge et dépassé l’espèce de plateau où venait expirer le chemin et où commençait la lande de Lessay, on trouvait devant soi plusieurs sentiers parallèles qui zébraient la lande et se séparaient les uns des autres à mesure qu’on avançait en plaine, car ils aboutissaient tous, dans des directions différentes, à des points extrêmement éloignés. Visibles d’abord sur le sol et sur la limite du landage, ils s’effaçaient à mesure qu’on plongeait dans l’étendue, et on n’avait pas beaucoup marché qu’on n’en voyait plus aucune trace, même le jour. Tout était lande. Le sentier avait disparu. C’était là pour le voyageur un danger toujours subsistant. Quelques pas le rejetaient hors de sa voie, sans qu’il pût s’en apercevoir, dans ces espaces où dériver involontairement de la ligne qu’on suit est presque fatal, et il allait alors comme un vaisseau sans boussole, après mille tours et retours sur lui-même, aborder de l’autre côté de la lande, à un point fort distant du but de sa destination. Cet accident, fort commun en plaine, quand on n’a rien sous les yeux, dans le vide, ni arbre, ni buisson, ni butte, pour s’orienter et se diriger, les paysans du Cotentin l’expriment par un mot superstitieux et pittoresque. Ils disent du voyageur ainsi dévoyé qu’il a marché sur male herbe, et par là ils entendent quelque charme méchant et caché, dont l’idée les contente par le vague même de son mystère.
« Voilà le sentier que nous devons suivre, – me dit mon compagnon en me désignant, du bout de son pied de frêne, une des lignes blanches qui s’enfonçaient dans la lande. – Tenez votre cheval plus à droite, Monsieur, et ne craignez pas de peser sur moi ! Le chemin va bientôt s’effacer, et il forme ici une traîtresse de courbe presque insensible. Dans quelques minutes, il sera nuit, et nous n’aurons pas la possibilité de nous orienter en nous retournant pour regarder le Taureau rouge. Heureusement que la Blanche connaît le chemin par où elle a passé comme un chien de chasse connaît sa voie. Bien des fois, en m’en revenant des foires et des marchés, le sommeil m’a pris sur ma selle, et je n’en suis pas moins pour ça bien arrivé, comme si j’avais sifflé tout le temps, pour me distraire, la chanson de M. de Matignon, l’esprit alerte et les yeux ouverts.
– N’était-ce pas là un peu imprudent ? – lui dis-je ; – car, voyageant de nuit dans des routes peu fréquentées, comme celle-ci, par exemple, ne vous exposiez-vous pas à être attaqué à l’improviste par quelques misérables vauriens, comme il en rôde souvent le soir dans les campagnes isolées ; surtout si vous avez l’habitude de porter une ceinture de cuir aussi enflée que celle que je vous vois autour des reins ?
– Je ne dis pas que non, Monsieur, – répondit-il. – Mais à la grâce de Dieu, après tout ! Il est des moments où, si solide qu’on soit, après avoir bu sous dix tentes différentes dans une foire et s’être égosillé pour faire le marché d’une dizaine de bœufs, la fatigue vous prend et vous assomme, et on dormirait sur le clocher