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de la nudité devenait d'ailleurs un indice frappant. Le chanteur du bosquet avait dit: – Je suis noir. – Similitude de plus. Il s'était déclaré roi, et celui-ci n'était qu'un esclave, mais je me rappelais, non sans étonnement, l'air de rudesse et de majesté empreint sur son visage au milieu des signes caractéristiques de la race africaine, l'éclat de ses yeux, la blancheur de ses dents sur le noir éclatant de sa peau, la largeur de son front, surprenante surtout chez un nègre, le gonflement dédaigneux qui donnait à l'épaisseur de ses lèvres et de ses narines quelque chose de si fier et de si puissant, la noblesse de son port, la beauté de ses formes, qui, quoique maigries et dégradées par la fatigue d'un travail journalier, avaient encore un développement pour ainsi dire herculéen; je me représentais dans son ensemble l'aspect imposant de cet esclave, et je me disais qu'il aurait bien pu convenir à un roi. Alors, calculant une foule d'autres incidents, mes conjectures s'arrêtaient avec un frémissement de colère sur ce nègre insolent; je voulais le faire rechercher et châtier… Et puis toutes mes indécisions me revenaient. En réalité, où était le fondement de tant de soupçons? L'île de Saint-Domingue étant en grande partie possédée par l'Espagne, il résultait de là que beaucoup de nègres, soit qu'ils eussent primitivement appartenu à des colons de Santo-Domingo, soit qu'ils y fussent nés, mêlaient la langue espagnole à leur jargon. Et parce que cet esclave m'avait adressé quelques mots en espagnol, était-ce une raison pour le supposer auteur d'une romance en cette langue, qui annonçait nécessairement un degré de culture d'esprit selon mes idées tout à fait inconnu aux nègres? Quant à ce reproche singulier qu'il m'avait adressé d'avoir tué le crocodile, il annonçait chez l'esclave un dégoût de la vie que sa position expliquait d'elle-même, sans qu'il fût besoin, certes, d'avoir recours à l'hypothèse d'un amour impossible pour la fille de son maître. Sa présence dans le bosquet du pavillon pouvait bien n'être que fortuite; sa force et sa taille étaient loin de suffire pour constater son identité avec mon antagoniste nocturne. Était-ce sur d'aussi frêles indices que je pouvais charger d'une accusation terrible devant mon oncle et livrer à la vengeance implacable de son orgueil un pauvre esclave qui avait montré tant de courage pour secourir Marie?

      Au moment où ces idées se soulevaient contre ma colère, Marie la dissipa entièrement en me disant avec sa douce voix:

      – Mon Léopold, nous devons de la reconnaissance à ce brave nègre; sans lui, j'étais perdue! Tu serais arrivé trop tard.

      Ce peu de mots eut un effet décisif. Il ne changea pas mon intention de faire rechercher l'esclave qui avait sauvé Marie, mais il changea le but de cette recherche. C'était pour une punition; ce fut pour une récompense.

      Mon oncle apprit de moi qu'il devait la vie de sa fille à l'un de ses esclaves, et me promit sa liberté; si je pouvais le retrouver dans la foule de ces infortunés.

      X

      Jusqu'à ce jour, la disposition naturelle de mon esprit m'avait tenu éloigné des plantations où les noirs travaillaient. Il m'était trop pénible de voir souffrir des êtres que je ne pouvais soulager. Mais, dès le lendemain, mon oncle m'ayant proposé de l'accompagner dans sa ronde de surveillance, j'acceptai avec empressement, espérant rencontrer parmi les travailleurs le sauveur de ma bien-aimée Marie.

      J'eus lieu de voir dans cette promenade combien le regard d'un maître est puissant sur des esclaves, mais en même temps combien cette puissance s'achète cher. Les nègres, tremblants en présence de mon oncle, redoublaient, sur son passage, d'efforts et d'activité; mais qu'il y avait de haine dans cette terreur! Irascible par habitude, mon oncle était prêt à se fâcher de n'en avoir pas sujet, quand son bouffon Habibrah, qui le suivait toujours, lui fit remarquer tout à coup un noir qui, accablé de lassitude, s'était endormi sous un bosquet de dattiers. Mon oncle court à ce malheureux, le réveille rudement, et lui ordonne de se remettre à l'ouvrage. Le nègre, effrayé, se lève, et découvre en se levant un jeune rosier du Bengale sur lequel il s'était couché par mégarde, et que mon oncle se plaisait à élever. L'arbuste était perdu. Le maître, déjà irrité de ce qu'il appelait la paresse de l'esclave, devient furieux a cette vue. Hors de lui, il détache de sa ceinture le fouet armé de lanières ferrées qu'il portait dans ses promenades, et lève le bras pour en frapper le nègre tombé à genoux. Le fouet ne retomba pas. Je n'oublierai jamais ce moment. Une main puissante arrêta subitement la main du colon. Un noir (c'était celui-là même que je cherchais!) lui cria en français:

      – Punis-moi, car je viens de t'offenser; mais ne fais rien à mon frère, qui n'a touché qu'à ton rosier!

      Cette intervention inattendue de l'homme à qui je devais le salut de Marie, son geste, son regard, l'accent impérieux de sa voix, me frappèrent de stupeur. Mais sa généreuse imprudence, loin de faire rougir mon oncle, n'avait fait que redoubler la rage du maître et la détourner du patient à son défenseur. Mon oncle, exaspéré, se dégagea des bras du grand nègre, en l'accablant de menaces, et leva de nouveau son fouet pour l'en frapper à son tour. Cette fois le fouet lui fut arraché de la main. Le noir en brisa le manche garni de clous comme on brise une paille, et foula sous ses pieds ce honteux instrument de vengeance. J'étais immobile de surprise, mon oncle de fureur; c'était une chose inouïe pour lui que de voir son autorité ainsi outragée. Ses yeux s'agitaient comme prêts à sortir de leur orbite; ses lèvres bleues tremblaient. L'esclave le considéra un instant d'un air calme; puis tout à coup, lui présentant avec dignité une cognée qu'il tenait à la main:

      – Blanc, dit-il, si tu veux me frapper, prends au moins cette hache.

      Mon oncle, qui ne se connaissait plus, aurait certainement exaucé son voeu, et se précipitait sur la hache, quand j'intervins à mon tour. Je m'emparai lestement de la cognée et je la jetai dans le puits d'une noria, qui était voisine.

      – Que fais-tu? me dit mon oncle avec emportement.

      – Je vous sauve, lui répondis-je, du malheur de frapper le défenseur de votre fille. C'est à cet esclave que vous devez Marie; c'est le nègre dont vous m'avez promis la liberté.

      Le moment était mal choisi pour invoquer cette promesse. Mes paroles effleurèrent à peine l'esprit ulcéré du colon.

      – Sa liberté! me répliqua-t-il d'un air sombre. Oui, il a mérité la fin de son esclavage. Sa liberté! nous verrons de quelle nature sera celle que lui donneront les juges de la cour martiale.

      Ces paroles sinistres me glacèrent. Marie et moi le suppliâmes inutilement. Le nègre dont la négligence avait causé cette scène fut puni de la bastonnade, et l'on plongea son défenseur dans les cachots du fort Galifet, comme coupable d'avoir porté la main sur un blanc. De l'esclave au maître, c'était un crime capital.

      XI

      Vous jugez, messieurs, à quel point toutes ces circonstances avaient dû éveiller mon intérêt et ma curiosité. Je pris des renseignements sur le compte du prisonnier. On me révéla des particularités singulières. On m'apprit que ses compagnons semblaient avoir le plus profond respect pour ce jeune nègre. Esclave comme eux, il lui suffisait d'un signe pour s'en faire obéir. Il n'était point né dans les cases; on ne lui connaissait ni père ni mère; il y avait même peu d'années, disait-on, qu'un vaisseau négrier l'avait jeté à Saint-Domingue. Cette circonstance rendait plus remarquable encore l'empire qu'il exerçait sur tous ses compagnons, sans même en excepter les noirs créoles, qui, vous ne l'ignorez sans doute pas, messieurs, professaient ordinairement le plus profond mépris pour les nègres congos; expression impropre, et trop générale, par laquelle on désignait dans la colonie tous les esclaves amenés d'Afrique.

      Quoiqu'il parût absorbé dans une noire mélancolie, sa force extraordinaire, jointe à une adresse merveilleuse, en faisait un sujet du plus grand prix pour la culture des plantations. Il tournait plus vite et plus longtemps que ne l'aurait fait le meilleur cheval les roues des norias. Il lui arrivait souvent de faire en un jour l'ouvrage de dix de ses camarades pour les soustraire aux châtiments réservés à la négligence ou à la fatigue. Aussi était-il adoré des esclaves; mais la vénération qu'ils lui portaient, toute différente de la terreur superstitieuse dont ils environnaient le fou Habibrah, semblait avoir aussi quelque cause cachée; c'était une espèce

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