ТОП просматриваемых книг сайта:
La prisonnière. Marcel Proust
Читать онлайн.Название La prisonnière
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Marcel Proust
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Bientôt on me prévenait qu’elle venait de rentrer ; encore avait-on ordre de ne pas dire son nom si je n’étais pas seul, si j’avais, par exemple, avec moi Bloch, que je forçais à rester un instant de plus, de façon à ne pas risquer qu’il rencontrât mon amie. Car je cachais qu’elle habitait la maison, et même que je la visse jamais chez moi, tant j’avais peur qu’un de mes amis s’amourachât d’elle, ne l’attendît dehors, ou que, dans l’instant d’une rencontre dans le couloir ou l’antichambre, elle pût faire un signe et donner un rendez-vous. Puis j’entendais le bruissement de la jupe d’Albertine se dirigeant vers sa chambre, car, par discrétion et sans doute aussi par ces égards où, autrefois, dans nos dîners à la Raspelière, elle s’était ingéniée pour que je ne fusse pas jaloux, elle ne venait pas vers la mienne sachant que je n’étais pas seul. Mais ce n’était pas seulement pour cela, je le comprenais tout à coup. Je me souvenais ; j’avais connu une première Albertine, puis brusquement elle avait été changée en une autre, l’actuelle. Et le changement, je n’en pouvais rendre responsable que moi-même. Tout ce qu’elle m’eût avoué facilement, puis volontiers, quand nous étions de bons camarades, avait cessé de s’épandre dès qu’elle avait cru que je l’aimais, ou, sans peut-être se dire le nom de l’Amour, avait deviné un sentiment inquisitorial qui veut savoir, souffre pourtant de savoir, et cherche à apprendre davantage. Depuis ce jour-là, elle m’avait tout caché. Elle se détournait de ma chambre si elle pensait que j’étais, non pas même, souvent, avec un ami, mais avec une amie, elle dont les yeux s’intéressaient jadis si vivement quand je parlais d’une jeune fille : « Il faut tâcher de la faire venir, ça m’amuserait de la connaître. – Mais elle a ce que vous appelez mauvais genre. – Justement, ce sera bien plus drôle. » À ce moment-là, j’aurais peut-être pu tout savoir. Et même quand, dans le petit Casino, elle avait détaché ses seins de ceux d’Andrée, je ne crois pas que ce fût à cause de ma présence, mais de celle de Cottard, lequel lui aurait fait, pensait-elle sans doute, une mauvaise réputation. Et pourtant, alors, elle avait déjà commencé de se figer, les paroles confiantes n’étaient plus sorties de ses lèvres, ses gestes étaient réservés. Puis elle avait écarté d’elle tout ce qui aurait pu m’émouvoir. Aux parties de sa vie que je ne connaissais pas elle donnait un caractère dont mon ignorance se faisait complice pour accentuer ce qu’il avait d’inoffensif. Et maintenant, la transformation était accomplie, elle allait droit à sa chambre si je n’étais pas seul, non pas seulement pour ne pas déranger, mais pour me montrer qu’elle était insoucieuse des autres. Il y avait une seule chose qu’elle ne ferait jamais plus pour moi, qu’elle n’aurait faite qu’au temps où cela m’eût été indifférent, qu’elle aurait faite aisément à cause de cela même : c’était précisément avouer. J’en serais réduit pour toujours, comme un juge, à tirer des conclusions incertaines d’imprudences de langage qui n’étaient peut-être pas inexplicables sans avoir recours à la culpabilité. Et toujours elle me sentirait jaloux et juge.
Tout en écoutant les pas d’Albertine, avec le plaisir confortable de penser qu’elle ne ressortirait plus ce soir, j’admirais que, pour cette jeune fille dont j’avais cru autrefois ne pouvoir jamais faire la connaissance, rentrer chaque jour chez elle, ce fût précisément rentrer chez moi. Le plaisir fait de mystère et de sensualité que j’avais éprouvé, fugitif et fragmentaire, à Balbec, le soir où elle était venue coucher à l’Hôtel, s’était complété, stabilisé, remplissait ma demeure, jadis vide, d’une permanente provision de douceur domestique, presque familiale, rayonnant jusque dans les couloirs, et de laquelle tous mes sens, tantôt effectivement, tantôt, dans les moments où j’étais seul, en imagination et par l’attente du retour, se nourrissaient paisiblement. Quand j’avais entendu se refermer la porte de la chambre d’Albertine, si j’avais un ami avec moi je me hâtais de le faire sortir, ne le lâchant que quand j’étais bien sûr qu’il était dans l’escalier, dont je descendais au besoin quelques marches. Il me disait que j’allais prendre mal, me faisant remarquer que notre maison était glaciale, pleine de courants d’air, et qu’on le paierait bien cher pour qu’il y habitât. De ce froid on se plaignait parce qu’il venait seulement de commencer et qu’on n’y était pas habitué encore, mais, pour cette même raison, il déchaînait en moi une joie qu’accompagnait le souvenir inconscient des premiers soirs d’hiver où autrefois, revenant de voyage, pour reprendre contact avec les plaisirs oubliés de Paris, j’allais au café-concert. Aussi est-ce en chantant qu’après avoir quitté mon ancien camarade, je remontais l’escalier et rentrais. La belle saison, en s’enfuyant, avait emporté les oiseaux. Mais d’autres musiciens invisibles, intérieurs, les avaient remplacés. Et la bise glacée dénoncée par Bloch, et qui soufflait délicieusement par les portes mal jointes de notre appartement, était, comme les beaux jours de l’été par les oiseaux des bois, éperdument saluée de refrains, inextinguiblement fredonnés, de Fragson, de Mayol ou de Paulus. Dans le couloir, au-devant de moi, venait Albertine. « Tenez, pendant que j’ôte mes affaires, je vous envoie Andrée, elle est montée une seconde pour vous dire bonsoir. » Et ayant encore autour d’elle le grand voile gris qui descendait de la toque de chinchilla et que je lui avais donné à Balbec, elle se retirait et rentrait dans sa chambre, comme si elle eût deviné qu’Andrée, chargée par moi de veiller sur elle, allait, en me donnant maint détail, en me faisant mention de la rencontre par elles deux d’une personne de connaissance, apporter quelque détermination aux régions vagues où s’était déroulée la promenade qu’elles avaient faite toute la journée et que je n’avais pu imaginer. Les défauts d’Andrée s’étaient accusés, elle n’était plus aussi agréable que quand je l’avais connue. Il y avait maintenant chez elle, à fleur de peau, une sorte d’aigre inquiétude, prête à s’amasser comme à la mer un « grain », si seulement je venais à parler de quelque chose qui était agréable pour Albertine et pour moi. Cela n’empêchait pas qu’Andrée pût être meilleure à mon égard, m’aimer plus – et j’en ai eu souvent la preuve – que des gens plus aimables. Mais le moindre air de bonheur qu’on avait, s’il n’était pas causé par elle, lui produisait une impression nerveuse, désagréable comme le bruit d’une porte qu’on ferme trop fort. Elle admettait les souffrances où elle n’avait point de part, non les plaisirs ; si elle me voyait malade, elle s’affligeait, me plaignait, m’aurait soigné. Mais si j’avais une satisfaction aussi insignifiante que de m’étirer d’un air de béatitude en fermant un livre et en disant : « Ah ! je viens de passer deux heures charmantes à lire tel livre amusant », ces mots, qui eussent fait plaisir à ma mère, à Albertine, à Saint-Loup, excitaient chez Andrée une espèce de réprobation, peut-être simplement de malaise nerveux. Mes satisfactions lui causaient un agacement qu’elle ne pouvait cacher. Ces défauts étaient complétés par de plus graves : un jour que je parlais de ce jeune homme si savant en choses de courses, de jeux, de golf, si inculte dans tout le reste, que j’avais rencontré avec la petite bande à Balbec, Andrée se mit à ricaner : « Vous savez que son père a volé, il a failli y avoir une instruction ouverte contre lui. Ils veulent crâner d’autant plus, mais je m’amuse à le dire à tout le monde. Je voudrais qu’ils m’attaquent en dénonciation calomnieuse. Quelle belle déposition je ferais. » Ses yeux étincelaient. Or j’appris que le père n’avait rien commis d’indélicat, qu’Andrée le savait aussi bien que quiconque. Mais elle s’était crue méprisée par le fils, avait cherché quelque chose qui pourrait l’embarrasser, lui faire honte, avait inventé tout un roman de dépositions qu’elle était imaginairement appelée à faire et, à force de s’en répéter les détails, ignorait peut-être elle-même s’ils n’étaient pas vrais. Ainsi, telle qu’elle était devenue (et même sans ses haines courtes et folles), je n’aurais pas désiré la voir, ne fût-ce qu’à cause de cette malveillante susceptibilité qui entourait d’une ceinture aigre et glaciale sa vraie nature plus chaleureuse et meilleure. Mais les renseignements qu’elle seule pouvait me donner sur