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sans doute, mais rendus avec plus d’ostentation, ne m’ont pas paru si dignes de reconnaissance que l’humanité simple et sans éclat de cet honnête homme.

      En approchant de Lausanne, je rêvais à la détresse où je me trouvais, aux moyens de m’en tirer sans aller montrer ma misère à ma belle-mère, et je me comparais dans ce pèlerinage pédestre à mon ami Venture arrivant à Annecy. Je m’échauffai si bien de cette idée, que, sans songer que je n’avais ni sa gentillesse, ni ses talents, je me mis en tête de faire à Lausanne le petit Venture, d’enseigner la musique, que je ne savais pas, et de me dire de Paris, où je n’avais jamais été. En conséquence de ce beau projet, comme il n’y avait point là de maîtrise où je pusse vicarier, et que d’ailleurs je n’avais garde d’aller me fourrer parmi les gens de l’art, je commençai par m’informer d’une petite auberge où l’on pût être assez bien et à bon marché. On m’enseigna un nommé Perrotet, qui tenait des pensionnaires. Ce Perrotet se trouva être le meilleur homme du monde, et me reçut fort bien. Je lui contai mes petits mensonges comme je les avais arrangés. Il me promit de parler de moi, et de tâcher de me procurer des écoliers; il me dit qu’il ne me demanderait de l’argent que quand j’en aurais gagné. Sa pension était de cinq écus blancs, ce qui était peu pour la chose, mais beaucoup pour moi. Il me conseilla de ne me mettre d’abord qu’à la demi-pension, qui consistait pour le dîner en une bonne soupe, et rien de plus, mais bien à souper le soir. J’y consentis. Ce pauvre Perrotet me fit toutes ces avances du meilleur cœur du monde, et n’épargnait rien pour m’être utile. Pourquoi faut-il qu’ayant trouvé tant de bonnes gens dans ma jeunesse, j’en trouve si peu dans un âge avancé? Leur race est-elle épuisée? Non; mais l’ordre où j’ai besoin de les chercher aujourd’hui n’est plus le même où je les trouvais alors. Parmi le peuple, où les grandes passions ne parlent que par intervalles, les sentiments de la nature se font plus souvent entendre. Dans les états plus élevés ils sont étouffés absolument, et sous le masque du sentiment il n’y a jamais que l’intérêt ou la vanité qui parle.

      J’écrivis de Lausanne à mon père, qui m’envoya mon paquet et me marqua d’excellentes choses, dont j’aurais dû mieux profiter. J’ai déjà noté des moments de délire inconcevable où je n’étais plus moi-même. En voici encore un des plus marqués. Pour comprendre à quel point la tête me tournait alors, à quel point je m’étais pour ainsi dire venturisé, il ne faut que voir combien tout à la fois j’accumulai d’extravagances. Me voilà maître à chanter sans savoir déchiffrer un air; car quand les six mois que j’avais passés avec Le Maître m’auraient profité, jamais ils n’auraient pu suffire; mais outre cela j’apprenais d’un maître: c’en était assez pour apprendre mal. Parisien de Genève, et catholique en pays protestant, je crus devoir changer mon nom ainsi que ma religion et ma patrie. Je m’approchais toujours de mon grand modèle autant qu’il m’était possible. Il s’était appelé Venture de Villeneuve, moi je fis l’anagramme du nom de Rousseau dans celui de Vaussore, et je m’appelai Vaussore de Villeneuve. Venture savait la composition, quoiqu’il n’en eût rien dit; moi, sans la savoir je m’en vantai à tout le monde, et, sans pouvoir noter le moindre vaudeville, je me donnai pour compositeur. Ce n’est pas tout: ayant été présenté à M. de Treytorens, professeur en droit, qui aimait la musique et faisait des concerts chez lui, je voulus lui donner un échantillon de mon talent, et je me mis à composer une pièce pour son concert, aussi effrontément que si j’avais su comment m’y prendre. J’eus la constance de travailler pendant quinze jours à ce bel ouvrage, de le mettre au net, d’en tirer les parties, et de les distribuer avec autant d’assurance que si c’eût été un chef-d’œuvre d’harmonie. Enfin, ce qu’on aura peine à croire, et qui est très vrai, pour couronner dignement cette sublime production, je mis à la fin un joli menuet, qui courait les rues, et que tout le monde se rappelle peut-être encore, sur ces paroles jadis si connues:

      Quel caprice!

      Quelle injustice!

      Quoi! ta Clarisse

      Trahirait tes feux, etc.

      Venture m’avait appris cet air avec la basse sur d’autres paroles infâmes, à l’aide desquelles je l’avais retenu. Je mis donc à la fin de ma composition ce menuet et sa basse, en supprimant les paroles, et je le donnai pour être de moi, tout aussi résolument que si j’avais parlé à des habitants de la lune.

      On s’assemble pour exécuter ma pièce. J’explique à chacun le genre du mouvement, le goût de l’exécution, les renvois des parties; j’étais fort affairé. On s’accorde pendant cinq ou six minutes, qui furent pour moi cinq ou six siècles. Enfin, tout étant prêt, je frappe avec un beau rouleau de papier sur mon pupitre magistral les cinq ou six coups du Prenez garde à vous. On fait silence. Je me mets gravement à battre la mesure; on commence… Non, depuis qu’il existe des opéras français, de la vie on n’ouït un semblable charivari. Quoi qu’on eût pu penser de mon prétendu talent, l’effet fut pire que tout ce qu’on semblait attendre. Les musiciens étouffaient de rire; les auditeurs ouvraient de grands yeux, et auraient bien voulu fermer les oreilles; mais il n’y avait pas moyen. Mes bourreaux de symphonistes, qui voulaient s’égayer, raclaient à percer le tympan d’un quinze-vingt. J’eus la constance d’aller toujours mon train, suant, il est vrai, à grosses gouttes, mais retenu par la honte, n’osant m’enfuir et tout planter là. Pour ma consolation, j’entendais autour de moi les assistants se dire à leur oreille, ou plutôt à la mienne, l’un: Il n’y a rien là de supportable; un autre: Quelle musique enragée! un autre: Quel diable de sabbat! Pauvre Jean-Jacques, dans ce cruel moment tu n’espérais guère qu’un jour devant le roi de France et toute sa cour tes sons exciteraient des murmures de surprise et d’applaudissement, et que, dans toutes les loges autour de toi, les plus aimables femmes se diraient à demi-voix: Quels sons charmants! Quelle musique enchanteresse! Tous ces chants-là vont au cœur!

      Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet. À peine en eut-on joué quelques mesures, que j’entendis partir de toutes parts les éclats de rire. Chacun me félicitait sur mon joli goût de chant; on m’assurait que ce menuet ferait parler de moi, et que je méritais d’être chanté partout. Je n’ai pas besoin de dépeindre mon angoisse ni d’avouer que je la méritais bien.

      Le lendemain, l’un de mes symphonistes, appelé Lutold, vint me voir, et fut assez bon homme pour ne pas me féliciter sur mon succès. Le profond sentiment de ma sottise, la honte, le regret, le désespoir de l’état où j’étais réduit, l’impossibilité de tenir mon cœur fermé dans ses grandes peines, me firent ouvrir à lui; je lâchai la bonde à mes larmes; et, au lieu de me contenter de lui avouer mon ignorance, je lui dis tout, en lui demandant le secret, qu’il me promit, et qu’il me garda comme on peut le croire. Dès le même soir tout Lausanne sut qui j’étais; et, ce qui est remarquable, personne ne m’en fit semblant, pas même le bon Perrotet, qui pour tout cela ne se rebuta pas de me loger et de me nourrir.

      Je vivais, mais bien tristement. Les suites d’un pareil début ne firent pas pour moi de Lausanne un séjour fort agréable. Les écoliers ne se présentaient pas en foule; pas une seule écolière, et personne de la ville. J’eus en tout deux ou trois gros Teutsches, aussi stupides que j’étais ignorant, qui m’ennuyaient à mourir, et qui, dans mes mains, ne devinrent pas de grands croque-notes. Je fus appelé dans une seule maison, où un petit serpent de fille se donna le plaisir de me montrer beaucoup de musique, dont je ne pus pas lire une note, et qu’elle eut la malice de chanter ensuite devant M. le maître, pour lui montrer comment cela s’exécutait. J’étais si peu en état de lire un air de première vue, que, dans le brillant concert dont j’ai parlé, il ne me fut pas possible de suivre un moment l’exécution pour savoir si l’on jouait bien ce que j’avais sous les yeux et que j’avais composé moi-même.

      Au milieu de tant d’humiliations j’avais des consolations très douces dans les nouvelles que je recevais de temps en temps des deux charmantes amies. J’ai toujours trouvé dans le sexe une grande vertu consolatrice, et rien n’adoucit plus mes afflictions dans mes disgrâces que de sentir qu’une personne aimable y prend intérêt. Cette correspondance cessa pourtant bientôt après,

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