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Les confessions. Jean-Jacques Rousseau
Читать онлайн.Название Les confessions
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Jean-Jacques Rousseau
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Je ne sais comment eût fini cette scène vive et muette, ni combien de temps j’aurais demeuré immobile dans cet état ridicule et délicieux si nous n’eussions été interrompus. Au plus fort de mes agitations, j’entendis ouvrir la porte de la cuisine, qui touchait la chambre où nous étions, et Mme Basile alarmée me dit vivement de la voix et du geste: «Levez-vous, voici Rosina». En me levant en hâte, je saisis une main qu’elle me tendait, et j’y appliquai deux baisers brûlants, au second desquels je sentis cette charmante main se presser un peu contre mes lèvres. De mes jours je n’eus un si doux moment: mais l’occasion que j’avais perdue ne revint plus, et nos jeunes amours en restèrent là.
C’est peut-être pour cela même que l’image de cette aimable femme est restée empreinte au fond de mon cœur en traits si charmants. Elle s’y est même embellie à mesure que j’ai mieux connu le monde et les femmes. Pour peu qu’elle eût eu d’expérience, elle s’y fût prise autrement pour animer un petit garçon: mais si son cœur était faible, il était honnête; elle cédait involontairement au penchant qui l’entraînait: c’était, selon toute apparence, sa première infidélité, et j’aurais peut-être eu plus à faire à vaincre sa honte que la mienne. Sans en être venu là, j’ai goûté près d’elle des douceurs inexprimables. Rien de tout ce que m’a fait sentir la possession des femmes ne vaut les deux minutes que j’ai passées à ses pieds sans même oser toucher à sa robe. Non, il n’y a point de jouissances pareilles à celles que peut donner une honnête femme qu’on aime; tout est faveur auprès d’elle. Un petit signe du doigt, une main légèrement pressée contre ma bouche sont les seules faveurs que je reçus jamais de Mme Basile, et le souvenir de ces faveurs si légères me transporte encore en y pensant.
Les deux jours suivants, j’eus beau guetter un nouveau tête-à-tête, il me fut impossible d’en trouver le moment, et je n’aperçus de sa part aucun soin pour le ménager. Elle eut même le maintien non plus froid, mais plus retenu qu’à l’ordinaire, et je crois qu’elle évitait mes regards, de peur de ne pouvoir assez gouverner les siens. Son maudit commis fut plus désolant que jamais: il devint même railleur, goguenard; il me dit que je ferais mon chemin près des dames. Je tremblais d’avoir commis quelque indiscrétion, et, me regardant déjà comme d’intelligence avec elle, je voulus couvrir du mystère un goût qui jusqu’alors n’en avait pas grand besoin. Cela me rendit plus circonspect à saisir les occasions de le satisfaire, et, à force de les vouloir sûres, je n’en trouvai plus du tout.
Voici encore une autre folie romanesque dont jamais je n’ai pu me guérir, et qui, jointe à ma timidité naturelle, a beaucoup démenti les prédictions du commis. J’aimais trop sincèrement, trop parfaitement, j’ose dire, pour pouvoir aisément être heureux. Jamais passions ne furent en même temps plus vives et plus pures que les miennes, jamais amour ne fut plus tendre, plus vrai, plus désintéressé. J’aurais mille fois sacrifié mon bonheur à celui de la personne que j’aimais; sa réputation m’était plus chère que ma vie, et jamais pour tous les plaisirs de la jouissance je n’aurais voulu compromettre un moment son repos. Cela m’a fait apporter tant de soins, tant de secret, tant de précaution dans mes entreprises, que jamais aucune n’a pu réussir. Mon peu de succès près des femmes est toujours venu de les trop aimer.
Pour revenir au flûteur Égisthe, ce qu’il y avait de singulier était qu’en devenant plus insupportable, le traître semblait devenir plus complaisant. Dès le premier jour que sa dame m’avait pris en affection, elle avait songé à me rendre utile dans le magasin. Je savais passablement l’arithmétique; elle lui avait proposé de m’apprendre à tenir les livres; mais mon bourru reçut très mal la proposition, craignant peut-être d’être supplanté. Ainsi tout mon travail après mon burin était de transcrire quelques comptes et mémoires, de mettre au net quelques livres, et de traduire quelques lettres de commerce d’italien en français. Tout d’un coup mon homme s’avisa de revenir à la proposition faite et rejetée, et dit qu’il m’apprendrait les comptes à parties doubles, et qu’il voulait me mettre en état d’offrir mes services à M. Basile quand il serait de retour. Il y avait dans son ton, dans son air, je ne sais quoi de faux, de malin, d’ironique, qui ne me donnait pas de la confiance. Mme Basile, sans attendre ma réponse, lui dit sèchement que je lui étais obligé de ses offres, qu’elle espérait que la fortune favoriserait enfin mon mérite, et que ce serait grand dommage qu’avec tant d’esprit je ne fusse qu’un commis.
Elle m’avait dit plusieurs fois qu’elle voulait me faire faire une connaissance qui pourrait m’être utile. Elle pensait assez sagement pour sentir qu’il était temps de me détacher d’elle. Nos muettes déclarations s’étaient faites le jeudi. Le dimanche elle donna un dîner, où je me trouvai et où se trouva aussi un jacobin de bonne mine auquel elle me présenta. Le moine me traita très affectueusement, me félicita sur ma conversion, et me dit plusieurs choses sur mon histoire qui m’apprirent qu’elle la lui avait détaillée; puis, me donnant deux petits coups d’un revers de main sur la joue, il me dit d’être sage, d’avoir bon courage, et de l’aller voir, que nous causerions plus à loisir ensemble. Je jugeai, par les égards que tout le monde avait pour lui, que c’était un homme de considération, et par le ton paternel qu’il prenait avec Mme Basile, qu’il était son confesseur. Je me rappelle bien aussi que sa décente familiarité était mêlée de marques d’estime et même de respect pour sa pénitente, qui me firent alors moins d’impression qu’elles ne m’en font aujourd’hui. Si j’avais eu plus d’intelligence, combien j’eusse été touché d’avoir pu rendre sensible une jeune femme respectée par son confesseur!
La table ne se trouva pas assez grande pour le nombre que nous étions; il en fallut une petite, où j’eus l’agréable tête-à-tête de M. le commis. Je n’y perdis rien du côté des attentions et de la bonne chère; il y eut bien des assiettes envoyées à la petite table dont l’intention n’était sûrement pas pour lui. Tout allait très bien jusque-là: les femmes étaient fort gaies, les hommes fort galants; Mme Basile faisait ses honneurs avec une grâce charmante. Au milieu du dîner, l’on entend arrêter une chaise à la porte; quelqu’un monte, c’est M. Basile. Je le vois comme s’il entrait actuellement, en habit d’écarlate à boutons d’or, couleur que j’ai prise en aversion depuis ce jour-là. M. Basile était un grand et bel homme qui se présentait très bien. Il entre avec fracas, et de l’air de quelqu’un qui surprend son monde, quoiqu’il n’y eût là que de ses amis. Sa femme lui saute au cou, lui prend les mains, lui fait mille caresses qu’il reçoit sans les lui rendre. Il salue la compagnie, on lui donne un couvert, il mange. À peine avait-on commencé de parler de son voyage, que, jetant les yeux sur la petite table, il demande d’un ton sévère ce que c’est que ce petit garçon qu’il aperçoit là. Mme Basile le lui dit tout naïvement. Il demande si je loge dans la maison. On lui dit que non. «Pourquoi non? reprend-il grossièrement: puisqu’il s’y tient le jour, il peut bien y rester la nuit». Le moine prit la parole, et après un éloge grave et vrai de Mme Basile, il fit le mien en peu de mots, ajoutant que, loin de blâmer la pieuse charité de sa femme, il devait s’empresser d’y prendre part, puisque rien n’y passait les bornes de la discrétion. Le mari répliqua d’un ton d’humeur, dont il cachait la moitié, contenu par la présence du moine, mais qui suffit pour me faire sentir qu’il avait des instructions sur mon compte, et que le commis m’avait servi à sa façon.
À peine était-on hors de table, que celui-ci, dépêché par son bourgeois, vint en triomphe me signifier de sa part de sortir à l’instant de chez lui, et de n’y remettre les pieds de ma vie. Il assaisonna sa commission de tout ce qui pouvait la rendre insultante et cruelle. Je partis sans rien dire, mais le cœur navré moins de quitter cette aimable femme que de la laisser en proie à la brutalité de son mari. Il avait raison, sans doute, de ne vouloir pas qu’elle fût infidèle; mais, quoique sage