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quinquagénaire, restant aussi indifférent aux avances des autres jeunes gens que restent stériles les fleurs hermaphrodites à court style de la
Primula veris tant qu’elles ne sont fécondées que par d’autres
Primula veris à court style aussi, tandis qu’elles accueillent avec joie le pollen des
Primula veris à long style. Quant à ce qui était de M. de Charlus, du reste, je me rendis compte dans la suite qu’il y avait pour lui divers genres de conjonctions et desquelles certaines, par leur multiplicité, leur instantanéité à peine visible, et surtout le manque de contact entre les deux acteurs, rappelaient plus encore ces fleurs qui dans un jardin sont fécondées par le pollen d’une fleur voisine qu’elles ne toucheront jamais. Il y avait en effet certains êtres qu’il lui suffisait de faire venir chez lui, de tenir pendant quelques heures sous la domination de sa parole, pour que son désir, allumé dans quelque rencontre, fût apaisé. Par simples paroles la conjonction était faite aussi simplement qu’elle peut se produire chez les infusoires. Parfois, ainsi que cela lui était sans doute arrivé pour moi le soir où j’avais été mandé par lui après le dîner Guermantes, l’assouvissement avait lieu grâce à une violente semonce que le baron jetait à la figure du visiteur, comme certaines fleurs, grâce à un ressort, aspergent à distance l’insecte inconsciemment complice et décontenancé. M. de Charlus, de dominé devenu dominateur, se sentait purgé de son inquiétude et calmé, renvoyait le visiteur, qui avait aussitôt cessé de lui paraître désirable. Enfin, l’inversion elle-même, venant de ce que l’inverti se rapproche trop de la femme pour pouvoir avoir des rapports utiles avec elle, se rattache par là à une loi plus haute qui fait que tant de fleurs hermaphrodites restent infécondes, c’est-à-dire à la stérilité de l’auto-fécondation. Il est vrai que les invertis à la recherche d’un mâle se contentent souvent d’un inverti aussi efféminé qu’eux. Mais il suffit qu’ils n’appartiennent pas au sexe féminin, dont ils ont en eux un embryon dont ils ne peuvent se servir, ce qui arrive à tant de fleurs hermaphrodites et même à certains animaux hermaphrodites, comme l’escargot, qui ne peuvent être fécondés par eux-mêmes, mais peuvent l’être par d’autres hermaphrodites. Par là les invertis, qui se rattachent volontiers à l’antique Orient ou à l’âge d’or de la Grèce, remonteraient plus haut encore, à ces époques d’essai où n’existaient ni les fleurs dioïques, ni les animaux unisexués, à cet hermaphrodisme initial dont quelques rudiments d’organes mâles dans l’anatomie de la femme et d’organes femelles dans l’anatomie de l’homme semblent conserver la trace. Je trouvais la mimique, d’abord incompréhensible pour moi, de Jupien et de M. de Charlus aussi curieuse que ces gestes tentateurs adressés aux insectes, selon Darwin, non seulement par les fleurs dites composées, haussant les demi-fleurons de leurs capitules pour être vues de plus loin, comme certaine hétérostylée qui retourne ses étamines et les courbe pour frayer le chemin aux insectes, ou qui leur offre une ablution, et tout simplement même aux parfums de nectar, à l’éclat des corolles qui attiraient en ce moment des insectes dans la cour. À partir de ce jour, M. de Charlus devait changer l’heure de ses visites à Mme de Villeparisis, non qu’il ne pût voir Jupien ailleurs et plus commodément, mais parce qu’aussi bien qu’ils l’étaient pour moi, le soleil de l’après-midi et les fleurs de l’arbuste étaient sans doute liés à son souvenir. D’ailleurs, il ne se contenta pas de recommander les Jupien à Mme de Villeparisis, à la duchesse de Guermantes, à toute une brillante clientèle, qui fut d’autant plus assidue auprès de la jeune brodeuse que les quelques dames qui avaient résisté ou seulement tardé furent de la part du baron l’objet de terribles représailles, soit afin qu’elles servissent d’exemple, soit parce qu’elles avaient éveillé sa fureur et s’étaient dressées contre ses entreprises de domination ; il rendit la place de Jupien de plus en plus lucrative jusqu’à ce qu’il le prît définitivement comme secrétaire et l’établît dans les conditions que nous verrons plus tard. « Ah ! en voilà un homme heureux que ce Jupien », disait Françoise qui avait une tendance à diminuer ou à exagérer les bontés selon qu’on les avait pour elle ou pour les autres. D’ailleurs là, elle n’avait pas besoin d’exagération ni n’éprouvait d’ailleurs d’envie, aimant sincèrement Jupien. « Ah ! c’est un si bon homme que le baron, ajoutait-elle, si bien, si dévot, si comme il faut ! Si j’avais une fille à marier et que j’étais du monde riche, je la donnerais au baron les yeux fermés. – Mais, Françoise, disait doucement ma mère, elle aurait bien des maris cette fille. Rappelez-vous que vous l’avez déjà promise à Jupien. – Ah ! dame, répondait Françoise, c’est que c’est encore quelqu’un qui rendrait une femme bien heureuse. Il y a beau avoir des riches et des pauvres misérables, ça ne fait rien pour la nature. Le baron et Jupien, c’est bien le même genre de personnes. »
Au reste j’exagérais beaucoup alors, devant cette révélation première, le caractère électif d’une conjonction si sélectionnée. Certes, chacun des hommes pareils à M. de Charlus est une créature extraordinaire, puisque, s’il ne fait pas de concessions aux possibilités de la vie, il recherche essentiellement l’amour d’un homme de l’autre race, c’est-à-dire d’un homme aimant les femmes (et qui par conséquent ne pourra pas l’aimer) ; contrairement à ce que je croyais dans la cour, où je venais de voir Jupien tourner autour de M. de Charlus comme l’orchidée faire des avances au bourdon, ces êtres d’exception que l’on plaint sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin, et se plaignent eux-mêmes d’être plutôt trop nombreux que trop peu. Car les deux anges qui avaient été placés aux portes de Sodome pour savoir si ses habitants, dit la Genèse, avaient entièrement fait toutes ces choses dont le cri était monté jusqu’à l’Éternel, avaient été, on ne peut que s’en réjouir, très mal choisis par le Seigneur, lequel n’eût dû confier la tâche qu’à un Sodomiste. Celui-là, les excuses : « Père de six enfants, j’ai deux maîtresses, etc. » ne lui eussent pas fait abaisser bénévolement l’épée flamboyante et adoucir les sanctions ; il aurait répondu : « Oui, et ta femme souffre les tortures de la jalousie. Mais même quand ces femmes n’ont pas été choisies par toi à Gomorrhe, tu passes tes nuits avec un gardeur de troupeaux de l’Hébron. » Et il l’aurait immédiatement fait rebrousser chemin vers la ville qu’allait détruire la pluie de feu et de soufre. Au contraire, on laissa s’enfuir tous les Sodomistes honteux, même si, apercevant un jeune garçon, ils détournaient la tête, comme la femme de Loth, sans être pour cela changés comme elle en statues de sel. De sorte qu’ils eurent une nombreuse postérité chez qui ce geste est resté habituel, pareil à celui des femmes débauchées qui, en ayant l’air de regarder un étalage de chaussures placées derrière une vitrine, retournent la tête vers un étudiant. Ces descendants des Sodomistes, si nombreux qu’on peut leur appliquer l’autre verset de la Genèse : « Si quelqu’un peut compter la poussière de la terre, il pourra aussi compter cette postérité », se sont fixés sur toute la terre, ils ont eu accès à toutes les professions, et entrent si bien dans les clubs les plus fermés que, quand un sodomiste n’y est pas admis, les boules noires y sont en majorité celles de sodomistes, mais qui ont soin d’incriminer la sodomie, ayant hérité le mensonge qui permit à leurs ancêtres de quitter la ville maudite. Il est possible qu’ils y retournent un jour. Certes ils forment dans tous les pays une colonie orientale, cultivée, musicienne, médisante, qui a des qualités charmantes et d’insupportables défauts. On les verra d’une façon plus approfondie au cours des pages qui suivront ; mais on a voulu provisoirement prévenir l’erreur funeste qui consisterait, de même qu’on a encouragé un mouvement sioniste, à créer un mouvement sodomiste et à rebâtir Sodome. Or, à peine arrivés, les sodomistes quitteraient la ville pour ne pas avoir l’air d’en être, prendraient femme, entretiendraient des maîtresses dans d’autres cités, où ils trouveraient d’ailleurs toutes les distractions convenables. Ils n’iraient à Sodome que les jours de suprême nécessité, quand leur ville serait vide, par ces temps où la faim fait sortir le loup du bois, c’est-à-dire que tout se passerait en somme comme à Londres, à Berlin, à Rome, à Pétrograd ou à Paris.
En tout cas, ce jour-là, avant ma visite à la duchesse, je ne songeais pas si loin et j’étais désolé d’avoir, par attention à la conjonction Jupien-Charlus, manqué peut-être de voir la
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