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Sodome et Gomorrhe. Marcel Proust
Читать онлайн.Название Sodome et Gomorrhe
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Marcel Proust
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Il n’était pas aussi difficile que je le croyais que M. de Charlus accédât à ma demande de me présenter. D’une part, au cours de ces vingt dernières années, ce Don Quichotte s’était battu contre tant de moulins à vent (souvent des parents qu’il prétendait s’être mal conduits à son égard), il avait avec tant de fréquence interdit « comme une personne impossible à recevoir » d’être invité chez tels ou telles Guermantes, que ceux-ci commençaient à avoir peur de se brouiller avec tous les gens qu’ils aimaient, de se priver, jusqu’à leur mort, de la fréquentation de certains nouveaux venus dont ils étaient curieux, pour épouser les rancunes tonnantes mais inexpliquées d’un beau-frère ou cousin qui aurait voulu qu’on abandonnât pour lui femme, frère, enfants. Plus intelligent que les autres Guermantes, M. de Charlus s’apercevait qu’on ne tenait plus compte de ses exclusives qu’une fois sur deux, et, anticipant l’avenir, craignant qu’un jour ce fût de lui qu’on se privât, il avait commencé à faire la part du feu, à baisser, comme on dit, ses prix. De plus, s’il avait la faculté de donner pour des mois, des années, une vie identique à un être détesté – à celui-là il n’eût pas toléré qu’on adressât une invitation, et se serait plutôt battu comme un portefaix avec une reine, la qualité de ce qui lui faisait obstacle ne comptant plus pour lui – en revanche il avait de trop fréquentes explosions de colère pour qu’elles ne fussent pas assez fragmentaires. « L’imbécile, le méchant drôle ! on va vous remettre cela à sa place, le balayer dans l’égout où malheureusement il ne sera pas inoffensif pour la salubrité de la ville », hurlait-il, même seul chez lui, à la lecture d’une lettre qu’il jugeait irrévérente, ou en se rappelant un propos qu’on lui avait redit. Mais une nouvelle colère contre un second imbécile dissipait l’autre, et pour peu que le premier se montrât déférent, la crise occasionnée par lui était oubliée, n’ayant pas assez duré pour faire un fond de haine où construire. Aussi, peut-être eusse-je – malgré sa mauvaise humeur contre moi – réussi auprès de lui quand je lui demandai de me présenter au Prince, si je n’avais pas eu la malheureuse idée d’ajouter par scrupule, et pour qu’il ne pût pas me supposer l’indélicatesse d’être entré à tout hasard en comptant sur lui pour me faire rester : « Vous savez que je les connais très bien, la Princesse a été très gentille pour moi. – Hé bien, si vous les connaissez, en quoi avez-vous besoin de moi pour vous présenter », me répondit-il d’un ton claquant, et, me tournant le dos, il reprit sa partie feinte avec le Nonce, l’ambassadeur d’Allemagne et un personnage que je ne connaissais pas.
Alors, du fond de ces jardins où jadis le duc d’Aiguillon faisait élever les animaux rares, vint jusqu’à moi, par les portes grandes ouvertes, le bruit d’un reniflement qui humait tant d’élégances et n’en voulait rien laisser perdre. Le bruit se rapprocha, je me dirigeai à tout hasard dans sa direction, si bien que le mot « bonsoir » fut susurré à mon oreille par M. de Bréauté, non comme le son ferrailleux et ébréché d’un couteau qu’on repasse pour l’aiguiser, encore moins comme le cri du marcassin dévastateur des terres cultivées, mais comme la voix d’un sauveur possible. Moins puissant que Mme de Souvré, mais moins foncièrement atteint qu’elle d’inserviabilité, beaucoup plus à l’aise avec le Prince que ne l’était Mme d’Arpajon, se faisant peut-être des illusions sur ma situation dans le milieu des Guermantes, ou peut-être la connaissant mieux que moi, j’eus pourtant, les premières secondes, quelque peine à capter son attention, car, les papilles du nez frétillantes, les narines dilatées, il faisait face de tous côtés, écarquillant curieusement son monocle comme s’il s’était trouvé devant cinq cents chefs-d’œuvre. Mais ayant entendu ma demande, il l’accueillit avec satisfaction, me conduisit vers le Prince et me présenta à lui d’un air friand, cérémonieux et vulgaire, comme s’il lui avait passé, en les recommandant, une assiette de petits fours. Autant l’accueil du duc de Guermantes était, quand il le voulait, aimable, empreint de camaraderie, cordial et familier, autant je trouvai celui du Prince compassé, solennel, hautain. Il me sourit à peine, m’appela gravement : « Monsieur ». J’avais souvent entendu le duc se moquer de la morgue de son cousin. Mais aux premiers mots qu’il me dit et qui, par leur froideur et leur sérieux faisaient le plus entier contraste avec le langage de Basin, je compris tout de suite que l’homme foncièrement dédaigneux était le duc qui vous parlait dès la première visite de « pair à compagnon », et que des deux cousins celui qui était vraiment simple c’était le Prince. Je trouvai dans sa réserve un sentiment plus grand, je ne dirai pas d’égalité, car ce n’eût pas été concevable pour lui, au moins de la considération qu’on peut accorder à un inférieur, comme il arrive dans tous les milieux fortement hiérarchisés, au Palais par exemple, dans une Faculté, où un procureur général ou un « doyen » conscients de leur haute charge cachent peut-être plus de simplicité réelle et, quand on les connaît davantage, plus de bonté, de simplicité vraie, de cordialité, dans leur hauteur traditionnelle que de plus modernes dans l’affectation de la camaraderie badine. « Est-ce que vous comptez suivre la carrière de monsieur votre père », me dit-il d’un air distant, mais d’intérêt. Je répondis sommairement à sa question, comprenant qu’il ne l’avait posée que par bonne grâce, et je m’éloignai pour le laisser accueillir les nouveaux arrivants.
J’aperçus Swann, voulus lui parler, mais à ce moment je vis que le prince de Guermantes, au lieu de recevoir sur place le bonsoir du mari d’Odette, l’avait aussitôt, avec la puissance d’une pompe aspirante, entraîné avec lui au fond du jardin, même, dirent certaines personnes, « afin de le mettre à la porte ».
Tellement distrait dans le monde que je n’appris que le surlendemain, par les journaux, qu’un orchestre tchèque avait joué toute la soirée et que, de minute en minute, s’étaient succédé les feux de Bengale, je retrouvai quelque faculté d’attention à la pensée d’aller voir le célèbre jet d’eau d’Hubert Robert.
Dans une clairière réservée par de beaux arbres dont plusieurs étaient aussi anciens que lui, planté à l’écart, on le voyait de loin, svelte, immobile, durci, ne laissant agiter par la brise que la retombée plus légère de son panache pâle et frémissant. Le XVIIIe siècle avait épuré l’élégance de ses lignes, mais, fixant le style du jet, semblait en avoir arrêté la vie ; à cette distance on avait l’impression de l’art plutôt que la sensation de l’eau. Le nuage humide lui-même qui s’amoncelait perpétuellement à son faîte gardait le caractère de l’époque comme ceux qui dans le ciel s’assemblent autour des palais de Versailles. Mais de près on se rendait compte que, tout en respectant, comme les pierres d’un palais antique, le dessin préalablement tracé, c’était des eaux toujours nouvelles qui, s’élançant et voulant obéir aux ordres anciens de l’architecte, ne les accomplissaient exactement qu’en paraissant les violer, leurs mille bonds épars pouvant seuls donner à distance l’impression d’un unique élan. Celui-ci était en réalité aussi souvent interrompu que l’éparpillement de la chute, alors que, de loin, il m’avait paru infléchissable, dense, d’une continuité sans lacune. D’un peu près, on voyait que cette continuité, en apparence toute linéaire, était assurée à tous les points de l’ascension du jet, partout où il aurait dû se briser, par l’entrée en ligne, par la reprise latérale d’un jet parallèle qui montait plus haut que le premier et était lui-même, à une plus grande hauteur, mais déjà fatigante pour lui, relevé par un troisième. De près, des gouttes sans force retombaient de la colonne d’eau en croisant au passage leurs sœurs montantes, et, parfois déchirées, saisies dans un remous de l’air troublé par ce jaillissement sans trêve, flottaient avant d’être chavirées dans le bassin. Elles contrariaient de leurs hésitations, de leur trajet en sens inverse, et estompaient de leur molle vapeur la rectitude et la tension de cette tige, portant au-dessus de soi un nuage oblong fait de mille