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L'éducation sentimentale. Gustave Flaubert
Читать онлайн.Название L'éducation sentimentale
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Gustave Flaubert
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Elle ressemblait aux femmes des livres romantiques. Il n’aurait voulu rien ajouter, rien retrancher à sa personne. L’univers venait tout à coup de s’élargir. Elle était le point lumineux où l’ensemble des choses convergeait ; et, bercé par le mouvement de la voiture, les paupières à demi closes, le regard dans les nuages, il s’abandonnait à une joie rêveuse et infinie.
A Bray, il n’attendit pas qu’on eût donné l’avoine, il alla devant, sur la route, tout seul. Arnoux l’avait appelée «Marie !» Il cria très haut «Marie !» Sa voix se perdit dans l’air.
Une large couleur de pourpre enflammait le ciel à l’occident. De grosses meules de blé, qui se levaient au milieu des chaumes, projetaient des ombres géantes. Un chien se mit à aboyer dans une ferme, au loin. Il frissonna, pris d’une inquiétude sans cause.
Quand Isidore l’eut rejoint, il se plaça sur le siège pour conduire. Sa défaillance était passée. Il était bien résolu à s’introduire, n’importe comment, chez les Arnoux, et à se lier avec eux. Leur maison devait être amusante, Arnoux lui plaisait d’ailleurs ; puis, qui sait ? Alors, un flot de sang lui monta au visage : ses tempes bourdonnaient, il fit claquer son fouet, secoua les rênes, et il menait les chevaux tel train, que le vieux cocher répétait :
«Doucement ! doucement vous les rendrez poussifs.»
Peu à peu Frédéric se calma, et il écouta parler son domestique.
On attendait Monsieur avec grande impatience. Mlle Louise avait pleuré pour partir dans la voiture.
«Qu’est-ce donc, Mlle Louise ?
– La petite à M. Roque, vous savez ?
– Ah ! j’oubliais !» répliqua Frédéric, négligemment.
Cependant, les deux chevaux n’en pouvaient plus. Ils boitaient l’un et l’autre ; et neuf heures sonnaient à Saint-Laurent lorsqu’il arriva sur la place d’Armes, devant la maison de sa mère. Cette maison, spacieuse, avec un jardin donnant sur la campagne, ajoutait à la considération de Mme Moreau, qui était la personne du pays la plus respectée.
Elle sortait d’une vieille famille de gentilshommes, éteinte maintenant. Son mari, un plébéien que ses parents lui avaient fait épouser, était mort d’un coup d’épée, pendant sa grossesse, en lui laissant une fortune compromise. Elle recevait trois fois la semaine et donnait de temps à autre un beau dîner. Mais le nombre des bougies était calculé d’avance, et elle attendait impatiemment ses fermages. Cette gêne, dissimulée comme un vice, la rendait sérieuse. Cependant, sa vertu s’exerçait sans étalage de pruderie, sans aigreur. Ses moindres charités semblaient de grandes aumônes. On la consultait sur le choix des domestiques, l’éducation des jeunes filles, l’art des confitures, et Monseigneur descendait chez elle dans ses tournées épiscopales.
Mme Moreau nourrissait une haute ambition pour son fils. Elle n’aimait pas à entendre blâmer le Gouvernement, par une sorte de prudence anticipée. Il aurait besoin de protections d’abord ; puis, grâce à ses moyens, il deviendrait conseiller d’Etat, ambassadeur, ministre. Ses triomphes au collège de Sens légitimaient cet orgueil il avait remporté le prix d’honneur.
Quand il entra dans le salon, tous se levèrent à grand bruit, on l’embrassa ; et avec les fauteuils et les chaises on fit un large demi-cercle autour de la cheminée. M. Gamblin lui demanda immédiatement son opinion sur Mme Lafargel. Ce procès. la fureur de l’époque, ne manqua pas d’amener une discussion violente ; Mme Moreau l’arrêta, au regret toutefois de M. Gamblin ; il la jugeait utile pour le jeune homme, en sa qualité de futur jurisconsulte, et il sortit du salon, piqué.
Rien ne devait surprendre dans un ami du père Roque A propos du père Roque, on parla de M. Dambreuse, qui venait d’acquérir le domaine de la Fortelle. Mais le Percepteur avait entraîné Frédéric à l’écart, pour savoir ce qu’il pensait du dernier ouvrage de M. Guizot. Tous désiraient connaître ses affaires ; et Mme Benoît s’y prit adroitement en s’informant de son oncle. Comment allait ce bon parent ? Il ne donnait plus de ses nouvelles. N’avait-il pas un arrière-cousin en Amérique ?
La cuisinière annonça que le potage de Monsieur était servi. On se retira, par discrétion. Puis, dès qu’ils furent seuls, dans la salle, sa mère lui dit, à voix basse :
«Eh bien ?»
Le vieillard l’avait reçu très cordialement, mais sans montrer ses intentions.
Mme Moreau soupira.
«Où est-elle, à présent ?» songeait-il.
La diligence roulait, et, enveloppée dans le châle sans doute, elle appuyait contre le drap du coupé sa belle tête endormie.
Ils montaient dans leurs chambres quand un garçon du Cygne de la Croix apporta un billet.
«Qu’est-ce donc ?
– C’est Deslauriers qui a besoin de moi , dit-il.
– Ah ! ton camarade !» fit Mme Moreau avec un ricanement de mépris. «L’heure est bien choisie, vraiment !»
Frédéric hésitait. Mais l’amitié fut plus forte. Il prit son chapeau.
«Au moins, ne sois pas longtemps !» lui dit sa mère.
Chapitre 2
Le père de Charles Deslauriers, ancien capitaine de ligne, démissionnaire en 1818, était revenu se marier à Nogent, et, avec l’argent de la dot, avait acheté une charge d’huissier, suffisant à peine pour le faire vivre. Aigri par de longues injustices, souffrant de ses vieilles blessures, et toujours regrettant l’Empereur, il dégorgeait sur son entourage les colères qui l’étouffaient. Peu d’enfants furent plus battus que son fils. Le gamin ne cédait pas, malgré les coups. Sa mère, quand elle tâchait de s’interposer, était rudoyée comme lui. Enfin le Capitaine le plaça dans son étude, et tout le long du jour, il le tenait courbé sur son pupitre à copier des actes, ce qui lui rendit l’épaule droite visiblement plus forte que l’autre.
En 1833, d’après l’invitation de M. le président, le Capitaine vendit son étude. Sa femme mourut d’un cancer. Il alla vivre à Dijon ; ensuite il s’établit marchand d’hommes à Troyes ; et, ayant obtenu pour Charles une demi-bourse, le mit au collège de Sens, où Frédéric le reconnut. Mais l’un avait douze ans, l’autre quinze ; d’ailleurs, mille différences de caractère et d’origine les séparaient.
Frédéric possédait dans sa commode toutes sortes de provisions, des choses recherchées, un nécessaire de toilette, par exemple. Il aimait à dormir tard le matin, à regarder les hirondelles, à lire des pièces de théâtre, et, regrettant les douceurs de la maison, il trouvait rude la vie de collège.
Elle semblait bonne au fils de l’huissier. Il travaillait si bien, qu’au bout de la seconde année, il passa dans la classe de Troisième. Cependant, à cause de sa pauvreté, ou de son humeur querelleuse, une sourde malveillance l’entourait. Mais un domestique, une fois, l’ayant appelé enfant de gueux, en pleine cour des Moyens, il lui sauta à la gorge et l’aurait tué, sans trois maîtres d’études qui intervinrent. Frédéric, emporté d’admiration, le serra dans ses bras. A partir de ce jour, l’intimité fut complète. L’affection d’un grand, sans doute, flatta la vanité du petit, et l’autre accepta comme un bonheur ce dévouement qui s’offrait.
Son père, pendant les vacances, le laissait au collège. Une traduction de Platon ouverte par hasard l’enthousiasma. Alors il s’éprit d’études métaphysiques ; et ses progrès furent rapides, car il les abordait avec des forces jeunes et dans l’orgueil d’une intelligence qui s’affranchit ; Jouffroy, Cousin, Laromiguière,