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L'éducation sentimentale. Gustave Flaubert
Читать онлайн.Название L'éducation sentimentale
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Gustave Flaubert
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Au galop, les danseurs envahirent les allées. Haletant, souriant, et la face rouge, ils défilaient dans un tourbillon qui soulevait les robes avec les basques des habits ; les trombones rugissaient plus fort ; le rythme s’accélérait ; derrière le cloître moyen âge, on entendit des crépitations, des pétards éclatèrent ; des soleils se mirent à tourner ; la lueur des feux de Bengale, couleur d’émeraude, éclaira pendant une minute tout le jardin ; – et, à la dernière fusée, la multitude exhala un grand soupir.
Elle s’écoula lentement. Un nuage de poudre à canon flottait dans l’air. Frédéric et Deslauriers marchaient au milieu de la foule pas à pas, quand un spectacle les arrêta : Martinon se faisait rendre de la monnaie au dépôt des parapluies ; et il accompagnait une femme d’une cinquantaine d’années, laide, magnifiquement vêtue, et d’un rang social problématique.
«Ce gaillard-là , dit Deslauriers, est moins simple qu’on ne suppose. Mais où est donc Cisy ?»
Dussardier leur montra l’estaminet, où ils aperçurent le fils des preux, devant un bol de punch, en compagnie d’un chapeau rose.
Hussonnet, qui s’était absenté depuis cinq minutes, reparut au même moment.
Une jeune fille s’appuyait sur son bras, en l’appelant tout haut «mon petit chat».
«Mais non ! lui disait-il. Non ! pas en public ! Appelle-moi Vicomte, plutôt ! Ça vous donne un genre cavalier, Louis XIII et bottes molles, qui me plaît ! Oui, mes bons, une ancienne ! N’est-ce pas qu’elle est gentille ?»
Il lui prenait le menton.
«Salue ces messieurs ce sont tous des fils de pairs de France ! je les fréquente pour qu’ils me nomment ambassadeur !
– Comme vous êtes fou !» soupira Mlle Vatnaz.
Elle pria Dussardier de la reconduire jusqu’à sa porte.
Arnoux les regarda s’éloigner, puis, se tournant vers Frédéric :
«Vous plairait-elle, la Vatnaz ? Au reste, vous n’êtes pas franc là-dessus ? Je crois que vous cachez vos amours ?»
Frédéric, devenu blême, jura qu’il ne cachait rien.
«C’est qu’on ne vous connaît pas de maîtresse», reprit Arnoux.
Frédéric eut envie de citer un nom, au hasard. Mais l’histoire pouvait lui être racontée. Il répondit qu’effectivement, il n’avait pas de maîtresse.
Le marchand l’en blâma.
«Ce soir, l’occasion était bonne ! Pourquoi n’avez-vous pas fait comme les autres, qui s’en vont tous avec une femme ?
– Eh bien, et vous ? dit Frédéric, impatienté d’une telle persistance.
– Ah ! moi ! mon petit c’est différent ! Je m’en retourne auprès de la mienne !»
Il appela un cabriolet, et disparut.
Les deux amis s’en allèrent à pied. Un vent d’est soufflait. Ils ne parlaient ni l’un ni l’autre. Deslauriers regrettait de n’avoir pas brillé devant le directeur d’un journal, et Frédéric s’enfonçait dans sa tristesse. Enfin, il dit que le bastringue lui avait paru stupide.
«A qui la faute ? Si tu ne nous avais pas lâchés pour ton Arnoux !
– Bah ! tout ce que j’aurais pu faire eût été complètement inutile !»
Mais le Clerc avait des théories. Il suffisait pour obtenir les choses, de les désirer fortement.
«Cependant, toi-même, tout à l’heure…
– Je m’en moquais bien ! fit Deslauriers, arrêtant net l’allusion. Est-ce que je vais m’empêtrer de femmes !»
Et il déclama contre leurs mièvreries, leurs sottises bref, elles lui déplaisaient.
– Ne pose donc pas ! dit Frédéric.
Deslauriers se tut. Puis, tout à coup :
«Veux-tu parier cent francs que je fais la première qui passe ?
– Oui ! accepté !»
La première qui passa était une mendiante hideuse ; et ils désespéraient du hasard, lorsqu’au milieu de la rue de Rivoli, ils aperçurent une grande fille, portant à la main un petit carton.
Deslauriers l’accosta sous les arcades. Elle inclina brusquement du côté des Tuileries, et elle prit bientôt par la Place du Carrousel ; elle jetait des regards de droite et de gauche. Elle courut après un fiacre ; Deslauriers la rattrapa. Il marchait près d’elle, en lui parlant avec des gestes expressifs. Enfin elle accepta son bras, et ils continuèrent le long des quais. Puis, à la hauteur du Châtelet, pendant vingt minutes au moins, ils se promenèrent sur le trottoir, comme deux marins faisant leur quart. Mais, tout à coup, ils traversèrent le pont au Change, le marché aux Fleurs, le quai Napoléon. Frédéric entra derrière eux. Deslauriers lui fit comprendre qu’il les gênerait, et n’avait qu’à suivre son exemple.
«Combien as-tu encore ?
– Deux pièces de cent sous.
– C’est assez ! bonsoir.»
Frédéric fut saisi par l’étonnement que l’on éprouve à voir une farce réussir «Il se moque de moi», pensa-t-il. Si je remontais ? Deslauriers croirait, peut-être, qu’il lui enviait cet amour ? Comme si je n’en avais pas un, et cent fois plus rare, plus noble, plus fort !» Une espèce de colère le poussait. Il arriva devant la porte de Mme Arnoux.
Aucune des fenêtres extérieures ne dépendait de son logement. Cependant, il restait les yeux collés sur la façade, – comme s’il avait cru, par cette contemplation, pouvoir fendre les murs. Maintenant, sans doute, elle reposait, tranquille comme une fleur endormie, avec ses beaux cheveux noirs parmi les dentelles de l’oreiller, les lèvres entre-closes, la tête sur un bras.
Celle d’Arnoux lui apparut. Il s’éloigna, pour fuir cette vision.
Le conseil de Deslauriers vint à sa mémoire ; il en eut horreur. Alors, il vagabonda dans les rues.
Quand un piéton s’avançait, il tâchait de distinguer son visage. De temps à autre, un rayon de lumière lui passait entre les jambes, décrivait au ras du pavé un immense quart de cercle ; et un homme surgissait, dans l’ombre, avec sa hotte et sa lanterne. Le vent, en de certains endroits, secouait le tuyau de tôle d’une cheminée ; des sons lointains s’élevaient, se mêlant au bourdonnement de sa tête, et il croyait entendre, dans les airs, la vague ritournelle des contredanses. Le mouvement de sa marche entretenait cette ivresse ; il se trouva sur le pont de la Concorde.
Alors, il se ressouvint de ce soir de l’autre hiver, – où, sortant de chez elle, pour la première fois, il lui avait fallu s’arrêter, tant son coeur battait vite sous l’étreinte de ses espérances. Toutes étaient mortes, maintenant !
Des nues sombres couraient sur la face de la lune. Il la contempla, en rêvant à la grandeur des espaces, à la misère de la vie, au néant de tout. Le jour parut ; ses dents claquaient ; et, à moitié endormi, mouillé par le brouillard et tout plein de larmes, il se demanda pourquoi n’en pas finir ? Rien qu’un mouvement à faire ! Le poids de son front l’entraînait, il voyait son cadavre flottant sur l’eau ; Frédéric se pencha. Le parapet était un peu large, et ce fut par lassitude qu’il n’essaya pas de le franchir.
Une épouvante le saisit. Il regagna les boulevards et s’affaissa sur un banc. Des agents de police le réveillèrent, convaincus qu’il «avait fait la noce».
Il se remit à marcher. Mais comme il se sentait grand faim, et que tous les restaurants étaient fermés, il alla souper dans un cabaret des Halles. Après quoi, jugeant qu’il était encore trop tôt, il flâna aux alentours de l’hôtel de ville, jusqu’à huit heures et un quart.
Deslauriers avait depuis longtemps congédié sa