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L'éducation sentimentale. Gustave Flaubert
Читать онлайн.Название L'éducation sentimentale
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Gustave Flaubert
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Arnoux rentra vivement dans le cabinet, écrasa du cosmétique sur ses moustaches, haussa ses bretelles pour tendre ses sous-pieds ; et, tout en se lavant les mains :
«Il me faudrait deux dessus de porte, à deux cent cinquante la pièce, genre Boucher, est-ce convenu ?
– Soit , dit l’artiste, devenu rouge.
– Bon ! et n’oubliez pas ma femme !»
Frédéric accompagna Pellerin jusqu’au haut du faubourg Poissonnière, et lui demanda la permission de venir le voir quelquefois, faveur qui fut accordée gracieusement.
Pellerin lisait tous les ouvrages d’esthétique pour découvrir la véritable théorie du Beau, convaincu, quand il l’aurait trouvée, de faire des chefs-d’oeuvre. il s’entourait de tous les auxiliaires imaginables, dessins, plâtres, modèles, gravures ; et il cherchait, se rongeait ; il accusait le temps, ses nerfs, son atelier, sortait dans la rue pour rencontrer l’inspiration, tressaillait de l’avoir saisie, puis abandonnait son oeuvre et en rêvait une autre qui devait être plus belle. Ainsi tourmenté par des convoitises de gloire et perdant ses jours en discussions, croyant à mille niaiseries, aux systèmes, aux critiques, à l’importance d’un règlement ou d’une réforme en matière d’art, il n’avait, à cinquante ans, encore produit que des ébauches. Son orgueil robuste l’empêchait de subir aucun découragement, mais il était toujours irrité, et dans cette exaltation à la fois factice et naturelle qui constitue les comédiens.
On remarquait en entrant chez lui deux grands tableaux, où les premiers tons, posés çà et là, faisaient sur la toile blanche des taches de brun, de rouge et de bleu. Un réseau de lignes à la craie s’étendait par-dessus, comme les mailles vingt fois reprises d’un filet ; il était même impossible d’y rien comprendre. Pellerin expliqua le sujet de ces deux compositions en indiquant avec le pouce les parties qui manquaient. L’une devait représenter la démence de Nabuchodonosor, l’autre l’incendie de Rome par Néron. Frédéric les admira.
Il admira des académies de femmes échevelées, des paysages où les troncs d’arbre tordus par la tempête foisonnaient, et surtout des caprices à la plume, souvenirs de Callot, de Rembrandt ou de Goya, dont il ne connaissait pas les modèles. Pellerin n’estimait plus ces travaux de sa jeunesse ; maintenant, il était pour le grand style ; il dogmatisa sur Phidias et Winckelmann éloquemment. Les choses autour de lui renforçaient la puissance de sa parole : on voyait une tête de mort sur un prie-Dieu, des yatagans, une robe de moine ; Frédéric l’endossa.
Quand il arrivait de bonne heure, il le surprenait dans son mauvais lit de sangle, que cachait un lambeau de tapisserie ; car Pellerin se couchait tard, fréquentant les théâtres avec assiduité. Il était servi par une vieille femme en haillons, dînait à la gargote et vivait sans maîtresse. Ses connaissances, ramassées pêle-mêle, rendaient ses paradoxes amusants. Sa haine contre le commun et le bourgeois débordait en sarcasmes d’un lyrisme superbe, et il avait pour les maîtres une telle religion, qu’elle le montait presque jusqu’à eux.
Mais pourquoi ne parlait-il jamais de Mme Arnoux ? Quant à son mari, tantôt il l’appelait un bon garçon, d’autres fois un charlatan. Frédéric attendait ses confidences.
Un jour en feuilletant un de ses cartons, il trouva dans le portrait d’une bohémienne quelque chose de Mlle Vatnaz, et, comme cette personne l’intéressait, il voulut savoir sa position.
Elle avait été, croyait Pellerin, d’abord institutrice en province ; maintenant, elle donnait des leçons et tâchait d’écrire dans les petites feuilles.
D’après ses manières avec Arnoux, on pouvait, selon Frédéric, la supposer sa maîtresse.
«Ah ! bah ! il en a d’autres !»
Alors, le jeune homme, en détournant son visage qui rougissait de honte sous l’infamie de sa pensée, ajouta d’un air crâne :
«Sa femme le lui rend, sans doute ?
– Pas du tout ! elle est honnête !»
Frédéric eut un remords, et se montra plus assidu au journal.
Les grandes lettres composant le nom d’Arnoux sur la plaque de marbre, au haut de la boutique, lui semblaient toutes particulières et grosses de significations, comme une écriture sacrée. Le large trottoir, descendant, facilitait sa marche, la porte tournait presque d’elle-même ; et la poignée, lisse au toucher, avait la douceur et comme l’intelligence d’une main dans la sienne. Insensiblement, il devint aussi ponctuel que Regimbart.
Tous les jours, Regimbart s’asseyait au coin du feu, dans son fauteuil, s’emparait du National, ne le quittait plus, et exprimait sa pensée par des exclamations ou de simples haussements d’épaules. De temps à autre, il s’essuyait le front avec son mouchoir de poche roulé en boudin, et qu’il portait sur sa poitrine, entre deux boutons de sa redingote verte. Il avait un pantalon à plis, des souliers-bottes, une cravate longue ; et son chapeau à bords retroussés le faisait reconnaître, de loin, dans les foules.
A huit heures du matin, il descendait des hauteurs de Montmartre, pour prendre le vin blanc dans la rue Notre-Dame-des-Victoires. Son déjeuner, que suivaient plusieurs parties de billard, le conduisait jusqu’à trois heures. Il se dirigeait alors vers le passage des Panoramas, pour prendre l’absinthe. Après la séance chez Arnoux, il entrait à l’estaminet Bordelais, pour prendre le vermouth ; puis, au lieu de rejoindre sa femme, souvent il préférait dîner seul, dans un petit café de la place Gaillon, où il voulait qu’on lui servît «des plats de ménage, des choses naturelles» ! Enfin il se transportait dans un autre billard, et y restait jusqu’à minuit, jusqu’à une heure du matin, jusqu’au moment où le gaz éteint et les volets fermés, le maître de l’établissement, exténué, le suppliait de sortir.
Et ce n’était pas l’amour des boissons qui attirait dans ces endroits le citoyen Regimbart, mais l’habitude ancienne d’y causer politique ; avec l’âge, sa verve était tombée, il n’avait plus qu’une morosité silencieuse. On aurait dit, à voir le sérieux de son visage, qu’il roulait le monde dans sa tête. Rien n’en sortait ; et personne, même de ses amis, ne lui connaissait d’occupations, bien qu’il se donnât pour tenir un cabinet d’affaires.
Arnoux paraissait l’estimer infiniment. Il dit un jour a Frédéric :
«Celui-là en sait long, allez ! C’est un homme fort»
Une autre fois, Regimbart étala sur son pupitre des papiers concernant des mines de kaolin en Bretagne Arnoux s’en rapportait à son expérience.
Frédéric se montra plus cérémonieux pour Regimbart, – jusqu’à lui offrir l’absinthe de temps à autre ; et quoiqu’il le jugeât stupide, souvent il demeurait dans sa compagnie pendant une grande heure, uniquement parce que c’était l’ami de Jacques Arnoux.
Après avoir poussé dans leurs débuts des maîtres contemporains, le marchand de tableaux, homme de progrès, avait tâché, tout en conservant des allures artistiques, d’étendre ses profits pécuniaires. Il recherchait l’émancipation des arts, le sublime à bon marché. Toutes les industries du luxe parisien subirent son influence, qui fut bonne pour les petites choses, et funeste pour les grandes. Avec sa rage de flatter l’opinion, il détourna de leur voie les artistes habiles, corrompit les forts, épuisa les faibles et illustra les médiocres ; il en disposait par ses relations et par sa revue. Les rapins ambitionnaient de voir leurs oeuvres à sa vitrine et les tapissiers prenaient chez lui des modèles d’ameublement. Frédéric le considérait à la fois comme millionnaire, comme dilettante, comme homme d’action. Bien des choses, pourtant, l’étonnaient, car le sieur Arnoux était malicieux dans son commerce.
Il recevait du fond de l’Allemagne ou de l’Italie une toile achetée à Paris quinze cents francs, et, exhibant une facture qui la portait à quatre mille, la revendait trois mille cinq cents, par complaisance. Un de ses tours ordinaires avec les peintres était d’exiger comme pot-de-vin une réduction de leur tableau, sous prétexte d’en publier la gravure ; il vendait toujours