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Rose d'amour. Alfred Assollant
Читать онлайн.Название Rose d'amour
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Alfred Assollant
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Les deux hommes se levèrent et allèrent s’asseoir sur un banc devant la porte pour fumer tranquillement leurs pipes ; mais leur tranquillité ne fit qu’irriter davantage la pauvre femme, qui se mit à dire que tout le monde l’abandonnait, qu’elle le voyait bien, qu’on ne lui parlait même plus, qu’elle était bonne à porter en terre, que le plus tôt serait le meilleur, et qui, finalement, fondit en larmes et embrassa Bernard en sanglotant pendant plus d’une heure.
À ce moment, les forces lui manquèrent. Elle se jeta sur son lit et s’endormit. C’était le moment que nous attendions, Bernard et moi, sans nous le dire. Nos pères étaient rentrés et s’étaient couchés aussi ; car le chagrin même ne pouvait pas leur faire oublier le travail du lendemain, et les pauvres gens, par bonheur, ont trop d’affaires pour se lamenter éternellement, comme ceux qui ont des rentes et du loisir.
Je menai Bernard dans ma chambre. Il s’assit sur la table et moi sur une chaise à côté de lui. Si vous trouvez, madame, que c’était une démarche bien hardie, il faut penser que cette entrevue était la dernière, que nous ne devions pas nous retrouver avant sept ans, que nous avions mille choses à nous dire pour lesquelles il ne fallait pas de témoin, et qu’enfin je lui avais, par malheur, donné des droits sur moi. Au reste, il n’était pas disposé à en abuser ce soir-là, car nous nous sentions tous deux le cœur serré, et nous retenions à peine nos larmes.
« Rose, ma chère Rose, me dit-il dès que nous fûmes assis, c’est la dernière fois que je te parle, il ne faut pas que tu me caches rien. M’aimes-tu comme je t’aime et comme je t’aimerai toujours ? M’aimes-tu assez pour attendre mon retour sans inquiétude, et de me jurer de ne pas te marier et de n’écouter les discours de personne pendant tout ce long temps ? Dis, m’aimes-tu assez pour cela ? »
Tout en parlant il serrait mes mains dans les siennes avec une force et une tendresse extraordinaires.
« Oui, je t’aime assez pour t’aimer éternellement, dis-je à mon tour.
– Pense, reprit-il, que j’ai vingt ans aujourd’hui, et que j’en aurai vingt-sept et toi vingt-quatre à mon retour. Pense que ce temps est bien long, qu’il viendra peut-être beaucoup de gens pour te regarder dans les yeux, pour te dire que tu es belle, que je suis loin et que je ne reviendrai jamais ; pense…
– J’ai pensé à tout, lui dis-je. Mais toi, veux-tu jurer de m’être toujours fidèle, d’avoir en moi une confiance entière, non pas seulement aujourd’hui, ni demain, mais tous les jours de l’année, et dans deux ans, et dans dix ans, et durant la vie entière ? Veux-tu jurer de ne croire personne avant moi, quelque chose qu’on puisse te dire de ma conduite, quelque parole qu’on puisse te rapporter ?
– Je le jure !
– Pense à ton tour qu’il est bien facile de dire du mal d’une honnête fille, qu’il ne faut qu’un mot d’une mauvaise langue et qu’un mensonge pour la déshonorer, qu’il se fait bien des histoires dans le pays et qu’on pourra me mettre dans quelqu’une de ces histoires. Es-tu bien résolu et déterminé à n’écouter rien de ce qu’on pourra te dire contre moi, à moins que tu ne l’aies vu de tes deux yeux ; et veux-tu jurer, si l’on te fait quelque rapport, quand ce rapport viendrait de ton père ou de ta mère, ou des personnes que tu respectes le plus, de me le dire à moi avant toute chose, afin que je puisse me justifier et confondre le mensonge ?
– Je le jure ! Et maintenant, Rose, nous sommes mariés pour la vie. Prends cet anneau d’or que j’ai acheté aujourd’hui pour toi ; et si je manque à mon serment, que je meure ! ».
Je ne répéterai pas, madame, le reste de notre conversation. Nos parents mêmes auraient pu l’écouter sans nous faire rougir, et Bernard évita avec soin tout ce qui aurait pu me rappeler la faute que nous avions commise. Moi-même je n’osai y faire la moindre allusion, par un sentiment de pudeur que vous comprendrez aisément. Hélas ! il était bien tard pour me garder.
Le lendemain, Bernard partit avec les conscrits de sa classe et alla rejoindre son régiment.
Dès qu’il fut parti, je me trouvai seule comme dans un désert. Je sentais que mes vrais malheurs allaient commencer.
V
Cependant, comme après tout il faut vivre, et comme les pauvres gens ne vivent pas sans manger, et comme ils ne mangent pas sans travailler, et comme il fait froid en hiver, ce qui oblige d’avoir des robes de laine, et chaud en été, ce qui oblige d’avoir des robes de coton, et comme les robes de laine coûtent fort cher, et comme on ne donne pas pour rien les robes de coton, je me remis à travailler comme à l’ordinaire, dès le lendemain du départ de Bernard.
Ce ne fut pas sans une amère tristesse. Bien souvent je baissais la tête sur mon ouvrage, et je m’arrêtais à rêver de l’absent, et à me rappeler les dernières paroles qu’il m’avait dites et les derniers regards qu’il m’avait jetés en partant le sac sur le dos ; mais le contremaître de l’atelier ne tardait pas à me réveiller, et je reprenais mon travail avec ardeur.
Car il faut vous dire, madame, que je travaillais dans un atelier avec trente ou quarante ouvrières. Chacune de nous avait son métier et gagnait à peu près soixante-quinze centimes. Pour une femme, et dans ce pays, c’est beaucoup ; car les femmes, comme vous savez, sont toujours fort mal payées, et on ne leur confie guère que des ouvrages qui demandent de la patience.
Quinze sous par jour ! pensez, madame, si nous avions de quoi mener les violons ; encore faut-il excepter les dimanches, où l’on ne travaille pas, les jours de marché, où l’on ne travaille guère, et les jours où l’ouvrage manque, ce qui arrive au moins trois semaines par an. Quand nous avons payé le propriétaire, le boulanger, le beurre, les légumes et les pauvres habits que nous avons sur le corps, jugez s’il nous reste grand-chose et si nous pouvons faire bombance.
Et ce n’est rien encore quand on vit seule ou qu’on n’a pas des enfants à élever et des parents infirmes à soutenir ; mais s’il faut élever les enfants (et peut-on les laisser seuls avant l’âge de douze ans ?) et travailler en même temps, l’argent du ménage sort presque tout entier de la poche du mari.
Pour moi, qui n’avais ni parents à soutenir, puisque mon père était encore droit et vigoureux, ni enfants à élever, je me trouvais encore l’une des plus riches et des plus favorisées de l’atelier. Quoique la besogne que nous faisions ne fût pas des plus propres, et que parmi la laine et la poussière il y eût bien des occasions de se salir, je savais m’en garantir, et mon bonnet toujours blanc et noué avec soin sous le menton faisait l’envie de mes camarades. « Rose-d’Amour fait la coquette, disait-on ; Rose-d’Amour a mis des brides bleues à son bonnet ; Rose-d’Amour veut plaire aux garçons. » Et le contremaître de la fabrique commença à me parler d’un ton plus doux qu’à toutes les autres, et à me faire des compliments sur mes beaux yeux, et à me dire qu’il m’aimait de tout son cœur, et qu’il ne tiendrait qu’à moi d’avoir de plus belles robes et de plus beaux fichus que pas une fille de l’atelier, et enfin à vouloir m’embrasser publiquement, par forme de plaisanterie.
Là, madame, je me fâchai. Je ne puis pas dire que ses premiers compliments m’eussent fait de la peine, car enfin l’on est toujours bien aise d’entendre dire qu’on est jolie, surtout quand on n’a pas eu souvent occasion de l’entendre ; et franchement, excepté Bernard, les garçons ne m’avaient pas gâtée jusque-là par leurs louanges. Mais quand je vis où le contremaître voulait en venir, je fus indignée de sa conduite, et lorsqu’il m’embrassa, je le repoussai fortement, ce qui l’obligea de s’asseoir brusquement sur un sac de laine pour se garantir de tomber en arrière, et, comme on dit chez nous, les quatre fers en l’air.
Ce