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francs de dot à son mari et recevait quatre-vingts francs par mois pour ses dépenses personnelles. Pendant les treize mois que les Français passèrent hors de Milan, cette femme si timide trouva des prétextes et ne quitta pas le noir.

      Nous avouerons que, suivant l’exemple de beaucoup de graves auteurs, nous avons commencé l’histoire de notre héros une année avant sa naissance. Ce personnage essentiel n’est autre, en effet, que Fabrice Valserra, marchesino del Dongo, comme on dit à Milan. Il venait justement de se donner la peine de naître ‘ lorsque les Français furent chassés et se trouvait, par le hasard de la naissance, le second fils de ce marquis del Dongo si grand seigneur, et dont vous connaissez déjà le gros visage blême, le sourire faux et la haine sans bornes pour les idées nouvelles. Toute la fortune de la maison était substituée au fils aîné Ascanio del Dongo, le digne portrait de son père. Il avait huit ans, et Fabrice deux, lorsque tout à coup ce général Bonaparte, que tous les gens bien nés croyaient pendu depuis longtemps, descendit du mont Saint-Bernard. Il entra dans Milan 2 ce moment est encore unique dans l’histoire; figurez-vous tout un peuple amoureux fou. Peu de jours après, Napoléon gagna la bataille de Marengo. Le reste est inutile à dire. L’ivresse des Milanais fut au comble; mais, cette fois, elle était mélangée d’idées de vengeance: on avait appris la haine à ce bon peuple. Bientôt l’on vit arriver ce qui restait des patriotes déportés aux bouches de Cattaro; leur retour fut célébré par une fête nationale. Leurs figures pâles, leurs grands yeux étonnes, leurs membres amaigris, faisaient un étrange contraste avec la joie qui éclatait de toutes parts. Leur arrivée fut le signal du départ pour les familles les plus compromises. Le marquis del Dongo fut un des premiers à s’enfuir à son château de Grianta. Les chefs des grandes familles étaient remplis de haine et de peur; mais leurs femmes leurs filles, se rappelaient les joies du premier séjour des Français, et regrettaient Milan et les bals si gais, qui aussitôt après Marengo s’organisèrent à la Casa Tanzi;. Peu de jours après la victoire, le général français chargé de maintenir la tranquillité dans la Lombardie s’aperçut que tous

      les fermiers des nobles, que toutes les vieilles femmes de la campagne, bien loin de songer encore à cette étonnante victoire de Marengo qui avait changé les destinées de l’Italie, et reconquis treize places fortes en un jour, n’avaient l’âme occupée que d’une prophétie de saint Giovita, le premier patron de Brescia. Suivant cette parole sacrée, les prospérités des Français et de Napoléon devaient cesser treize semaines juste après Marengo. Ce qui excuse un peu le marquis del Dongo et tous les nobles boudeurs des campagnes, c’est que réellement et sans comédie ils croyaient à la prophétie. Tous ces gens-là n’avaient pas lu quatre volumes en leur vie; ils faisaient ouvertement leurs préparatifs pour rentrer à Milan au bout de treize semaines, mais le temps, en s’écoulant, marquait de nouveaux succès pour la cause de la France. De retour à Paris, Napoléon, par de sages décrets, sauvait la Révolution à l’intérieur, comme il l’avait sauvée à Marengo contre les étrangers. Alors les nobles lombards, réfugiés dans leurs châteaux, découvrirent que d’abord ils avaient mal compris la prédiction du saint patron de Brescia: il ne s’agissait pas de treize semaines, mais bien de treize mois. Les treize mois s’écoulèrent, et la prospérité de la France semblait s’augmenter tous les jours.

      Nous glissons sur dix années de progrès et de bonheur, de 1800 à 1810; Fabrice passa les premières au château de Grianta, donnant et recevant force coups de poing au milieu des petits paysans du village, et en n’apprenant rien, pas même à lire. Plus tard, on l’envoya au collège des jésuites à Milan. Le marquis son père exigea qu’on lui montrât le latin, non point d’après ces vieux auteurs qui parlent toujours de républiques, mais sur un magnifique volume orné de plus de cent gravures, chef-d’oeuvre des artistes du XVIIe siècle; c’était la généalogie latine des Valserra, marquis del Dongo, publiée en 1650 par Fabrice del Dongo, archevêque de Parme. La fortune des Valserra étant surtout militaire, les gravures représentaient force batailles, et toujours on voyait quelque héros de ce nom donnant de grands coups d’épée. Ce livre plaisait fort au jeune Fabrice. Sa mère, qui l’adorait, obtenait de temps en temps la permission de venir le voir à Milan, mais son mari ne lui offrant jamais d’argent pour ces voyages, c’était sa belle-soeur, l’aimable comtesse Pietranera, qui lui en prêtait. Après le retour des Français, la comtesse était devenue l’une des femmes les plus brillantes de la cour du prince Eugène, vice-roi d’Italie.

      Lorsque Fabrice eut fait sa première communion, elle obtint du marquis, toujours exilé volontaire, la permission de le faire sortir quelquefois de son collège. Elle le trouva singulier, spirituel, fort sérieux, mais joli garçon, et ne déparant point trop le salon d’une femme à la mode; du reste, ignorant à plaisir, et sachant à peine écrire. La comtesse, qui portait en toutes choses son caractère enthousiaste, promit sa protection au chef de l’établissement, si son neveu Fabrice faisait des progrès étonnants, et à la fin de l’année avait beaucoup de prix. Pour lui donner les moyens de les mériter, elle l’envoyait chercher tous les samedis soir, et souvent ne le rendait à ses maîtres que le mercredi ou le jeudi. Les jésuites, quoique tendrement chéris par le prince vice-roi, étaient repoussés d’Italie par les lois du royaume, et le supérieur du collège, homme habile, sentit tout le parti qu’il pourrait tirer de ses relations avec une femme toute-puissante à la cour. Il n’eut garde de se plaindre des absences de Fabrice, qui, plus ignorant que jamais, à la fin de l’année obtint cinq premiers prix. A cette condition, la brillante comtesse Pietranera, suivie de son mari, général commandant une des divisions de la garde, et de cinq ou six des plus grands personnages de la cour du vice-roi, vint assister à la distribution des prix chez les jésuites. Le supérieur fut complimente par ses chefs.

      La comtesse conduisait son neveu à toutes ces fêtes brillantes qui marquèrent le règne trop court de l’aimable prince Eugène. Elle l’avait créé de son autorité officier de hussards, et Fabrice, âgé de douze ans, portait cet uniforme. Un jour, la comtesse, enchantée de sa jolie tournure, demanda pour lui au prince une place de page, ce qui voulait dire que la famille del Dongo se ralliait. Le lendemain, elle eut besoin de tout son crédit pour obtenir que le vice-roi voulût bien ne pas se souvenir de cette demande, à laquelle rien ne manquait que le consentement du père du futur page, et ce consentement eût été refusé avec éclat. A la suite de cette folie, qui fit frémir le marquis boudeur, il trouva un prétexte pour rappeler à Grianta le jeune Fabrice. La comtesse méprisait souverainement son frère; elle le regardait comme un sot triste, et qui serait méchant si jamais il en avait le pouvoir. Mais elle était folle de Fabrice, et, après dix ans de silence, elle écrivit au marquis pour réclamer son neveu: sa lettre fut laissée sans réponse.

      A son retour dans ce palais formidable, bâti par le plus belliqueux de ses ancêtres, Fabrice ne savait rien au monde que faire l’exercice et monter à cheval. Souvent le comte Pietranera, aussi fou de cet enfant que sa femme, le faisait monter à cheval, et le menait avec lui à la parade.

      En arrivant au château de Grianta, Fabrice, les yeux encore bien rouges de larmes répandues en quittant les beaux salons de sa tante, ne trouva que les caresses passionnées de sa mère et de ses soeurs. Le marquis était enfermé dans son cabinet avec son fils aîné, le marchesino Ascanio. Ils y fabriquaient des lettres chiffrées qui avaient l’honneur d’être envoyées à Vienne; le père et le fils ne paraissaient qu’aux heures des repas. Le marquis répétait avec affectation qu’il apprenait à son successeur naturel à tenir, en partie double, le compte des produits de chacune de ses terres. Dans le fait, le marquis était trop jaloux de son pouvoir pour parler de ces choses-là à un fils, héritier nécessaire de toutes ces terres substituées. Il l’employait à chiffrer des dépêches de quinze ou vingt pages que deux ou trois fois la semaine il faisait passer en Suisse, d’où on les acheminait à Vienne. Le marquis prétendait faire connaître à ses souverains légitimes l’état intérieur du royaume d’Italie qu’il ne connaissait pas lui-même, et toutefois ses lettres avaient beaucoup de succès; voici comment. Le marquis faisait compter sur la grande route, par quelque agent sûr, le nombre des soldats de tel régiment français ou italien qui changeait de garnison, et, en rendant compte du fait à la cour de Vienne, il avait soin de diminuer d’un grand quart le nombre des soldats présents. Ces lettres, d’ailleurs ridicules,

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