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au milieu d’un bouquet de bois: la vivandière vit trois ou quatre soldats des nôtres qui venaient à elle courant à toutes jambes; elle sauta lestement à bas de sa voiture et courut se cacher à quinze ou vingt pas du chemin. Elle se blottit dans un trou qui était resté au lieu où l’on venait d’arracher un grand arbre. «Donc, se dit Fabrice, je vais voir si je suis un lâche!» Il s’arrêta auprès de la petite voiture abandonnée par la cantinière et tira son sabre. Les soldats ne firent pas attention à lui et passèrent en courant le long du bois, à gauche de la route.

      – Ce sont des nôtres, dit tranquillement la vivandière en revenant tout essoufflée vers sa petite voiture… Si ton cheval était capable de galoper, je te dirais: pousse en avant jusqu’au bout du bois, vois s’il y a quelqu’un dans la plaine.

      Fabrice ne se le fit pas dire deux fois, il arracha une branche à un peuplier, l’effeuilla et se mit à battre son cheval à tour de bras; la rosse prit le galop un instant puis revint à son petit trot accoutumé. La vivandière avait mis son cheval au galop:

      – Arrête-toi donc, arrête! criait-elle à Fabrice.

      Bientôt tous les deux furent hors du bois; en arrivant au bord de la plaine, ils entendirent un tapage effroyable, le canon et la mousqueterie tonnaient de tous les côtés, à droite, à gauche, derrière. Et comme le bouquet de bois d’où ils sortaient occupait un tertre élevé de huit ou dix pieds au-dessus de la plaine, ils aperçurent assez bien un coin de la bataille; mais enfin il n’y avait personne dans le pré au-delà du bois. Ce pré était bordé, à mille pas de distance, par une longue rangéé de saules, très touffus; au-dessus des saules paraissait une fumée blanche qui quelquefois s’élevait dans le ciel en tournoyant.

      – Si je savais seulement où est le régiment! disait la cantinière embarrassée. Il ne faut pas traverser ce grand pré tout droit. A propos, toi, dit-elle à Fabrice, si tu vois un soldat ennemi, pique-le avec la pointe de ton sabre, ne va pas t’amuser à le sabrer.

      A ce moment, la cantinière aperçut les quatre soldats dont nous venons de parler, ils débouchaient du bois dans la plaine à gauche de la route. L’un d’eux était à cheval.

      Voilà ton affaire, dit-elle à Fabrice. Holà, ho! cria-t-elle à celui qui était à cheval, viens donc ici boire le verre d’eau-de-vie.

      Les soldats s’approchèrent.

      – Où est le 6c léger? cria-t-elle.

      – Là-bas, à cinq minutes d’ici, en avant de ce canal qui est le long des saules; même que le colonel Macon vient d’être tué.

      – Veux-tu cinq francs de ton cheval, toi?

      – Cinq francs! tu ne plaisantes pas mal, petite mère, un cheval d’officier que je vais vendre cinq napoléons avant un quart d’heure.

      – Donne-m’en un de tes napoléons, dit la vivandière à Fabrice.

      Puis s’approchant du soldat à cheval:

      – Descends vivement, lui dit-elle, voilà ton napoléon.

      Le soldat descendit, Fabrice sauta en selle gaiement, la vivandière détachait le petit portemanteau qui était sur la rosse.

      – Aidez-moi donc, vous autres! dit-elle aux soldats, c’est comme ça que vous laissez travailler une dame!

      Mais à peine le cheval de prise sentit le portemanteau, qu’il se mit à cabrer, et Fabrice, qui montait fort bien, eut besoin de toute sa force pour le contenir.

      – Bon signe! dit la vivandière, le monsieur n’est pas accoutumé au chatouillement du portemanteau.

      – Un cheval de général, s’écriait le soldat qui l’avait vendu, un cheval qui vaut dix napoléons comme un liard!

      – Voilà vingt francs, lui dit Fabrice, qui ne se sentait pas de joie de se trouver entre les jambes un cheval qui eût du mouvement.

      A ce moment, un boulet donna dans la ligne de saules, qu’il prit de biais, et Fabrice eut le curieux spectacle de toutes ces petites branches volant de côté et d’autre comme rasées par un coup de faux.

      – Tiens, voilà le brutal qui s’avance, lui dit le soldat en prenant ses vingt francs.

      Il pouvait être deux heures.

      Fabrice était encore dans l’enchantement de ce spectacle curieux, lorsqu’une troupe de généraux, suivis d’une vingtaine de hussards, traversèrent au galop un des angles de la vaste prairie au bord de laquelle il était arrêté: son cheval hennit, se cabra deux ou trois fois de suite, puis donna des coups de tête violents contre la bride qui le retenait. «Eh bien, soit!» se dit Fabrice.

      Le cheval laissé à lui-même partit ventre à terre et alla rejoindre l’escorte qui suivait les généraux. Fabrice compta quatre chapeaux bordés. Un quart d’heure après, par quelques mots que dit un hussard son voisin, Fabrice comprit qu’un de ces généraux était le célèbre maréchal Ney. Son bonheur fut au comble; toutefois il ne put deviner lequel des quatre généraux était le maréchal Ney; il eût donné tout au monde pour le savoir, mais il se rappela qu’il ne fallait pas parler. L’escorte s’arrêta pour passer un large fossé rempli d’eau par la pluie de la veille; il était bordé de grands arbres et terminait sur la gauche la prairie à l’entrée de laquelle Fabrice avait acheté le cheval. Presque tous les hussards avaient mis pied à terre; le bord du fossé était à pic et fort glissant, et l’eau se trouvait bien à trois ou quatre pieds en contrebas au-dessous de la prairie. Fabrice, distrait par sa joie, songeait plus au maréchal Ney et à la gloire qu’à son cheval, lequel, étant fort animé, sauta dans le canal; ce qui fit rejaillir l’eau à une hauteur considérable. Un des généraux fut entièrement mouillé par la nappe d’eau, et s’écria en jurant:

      – Au diable la f… bête!

      Fabrice se sentit profondément blessé de cette injure. «Puis-je en demander raison?» se dit-il. En attendant, pour prouver qu’il n’était pas si gauche, il entreprit de faire monter à son cheval la rive opposée du fossé; mais elle était à pic et haute de cinq à six pieds. Il fallut y renoncer alors il remonta le courant, son cheval ayant de ;’eau jusqu’à la tête, et enfin trouva une sorte d’abreuvoir; par cette pente douce il gagna facilement le champ de l’autre côté du canal. Il fut le premier homme de l’escorte qui y parut, il se mit à trotter fièrement le long du bord: au fond du canal, les hussards se démenaient, assez embarrassés de leur position; car en beaucoup d’endroits l’eau avait cinq pieds de profondeur. Deux ou trois chevaux prirent peur et voulurent nager, ce qui fit un barbotement épouvantable. Un maréchal des logis s’aperçut de la manoeuvre que venait de faire ce blanc-bec, qui avait l’air si peu militaire.

      – Remontez! il y a un abreuvoir à gauche! s’écria-t-il, et peu à peu tous passèrent.

      En arrivant sur l’autre rive, Fabrice y avait trouvé les généraux tout seuls; le bruit du canon lui sembla redoubler; ce fut à peine s’il entendit le général, par lui si bien mouillé, qui criait à son oreille:

      – Où as-tu pris ce cheval?

      Fabrice était tellement troublé qu’il répondit en italien:

      – L’ho comprato poco fa. (Je viens de l’acheter à l’instant.)

      – Que dis-tu? lui cria le général.

      Mais le tapage devint tellement fort en ce moment, que Fabrice ne put lui répondre. Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois, la peur ne venait chez lui qu’en seconde ligne; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L’escorte prit le galop; on traversait une grande pièce de terre labourée, située au-delà du canal, et ce champ était jonché de cadavres.

      – Les habits rouges! les habits rouges! criaient avec joie les hussards de l’escorte.

      Et d’abord Fabrice ne comprenait pas; enfin il remarqua qu’en effet presque tous les cadavres étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson d’horreur; il remarqua

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