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Le côté de Guermantes. Marcel Proust
Читать онлайн.Название Le côté de Guermantes
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Marcel Proust
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Comme une grande déesse qui préside de loin aux jeux des divinités inférieures, la princesse était restée volontairement un peu au fond sur un canapé latéral, rouge comme un rocher de corail, à côté d’une large réverbération vitreuse qui était probablement une glace et faisait penser à quelque section qu’un rayon aurait pratiquée, perpendiculaire, obscure et liquide, dans le cristal ébloui des eaux. À la fois plume et corolle, ainsi que certaines floraisons marines, une grande fleur blanche, duvetée comme une aile, descendait du front de la princesse le long d’une de ses joues dont elle suivait l’inflexion avec une souplesse coquette, amoureuse et vivante, et semblait l’enfermer à demi comme un œuf rose dans la douceur d’un nid d’alcyon. Sur la chevelure de la princesse, et s’abaissant jusqu’à ses sourcils, puis reprise plus bas à la hauteur de sa gorge, s’étendait une résille faite de ces coquillages blancs qu’on pêche dans certaines mers australes et qui étaient mêlés à des perles, mosaïque marine à peine sortie des vagues qui par moment se trouvait plongée dans l’ombre au fond de laquelle, même alors, une présence humaine était révélée par la motilité éclatante des yeux de la princesse. La beauté qui mettait celle-ci bien au-dessus des autres filles fabuleuses de la pénombre n’était pas tout entière matériellement et inclusivement inscrite dans sa nuque, dans ses épaules, dans ses bras, dans sa taille. Mais la ligne délicieuse et inachevée de celle-ci était l’exact point de départ, l’amorce inévitable de lignes invisibles en lesquelles l’œil ne pouvait s’empêcher de les prolonger, merveilleuses, engendrées autour de la femme comme le spectre d’une figure idéale projetée sur les ténèbres.
– C’est la princesse de Guermantes, dit ma voisine au monsieur qui était avec elle, en ayant soin de mettre devant le mot princesse plusieurs p indiquant que cette appellation était risible. Elle n’a pas économisé ses perles. Il me semble que si j’en avais autant, je n’en ferais pas un pareil étalage ; je ne trouve pas que cela ait l’air comme il faut.
Et cependant, en reconnaissant la princesse, tous ceux qui cherchaient à savoir qui était dans la salle sentaient se relever dans leur cœur le trône légitime de la beauté. En effet, pour la duchesse de Luxembourg, pour Mme de Morienval, pour Mme de Saint-Euverte, pour tant d’autres, ce qui permettait d’identifier leur visage, c’était la connexité d’un gros nez rouge avec un bec de lièvre, ou de deux joues ridées avec une fine moustache. Ces traits étaient d’ailleurs suffisants pour charmer, puisque, n’ayant que la valeur conventionnelle d’une écriture, ils donnaient à lire un nom célèbre et qui imposait ; mais aussi, ils finissaient par donner l’idée que la laideur a quelque chose d’aristocratique, et qu’il est indifférent que le visage d’une grande dame, s’il est distingué, soit beau. Mais comme certains artistes qui, au lieu des lettres de leur nom, mettent au bas de leur toile une forme belle par elle-même, un papillon, un lézard, une fleur, de même c’était la forme d’un corps et d’un visage délicieux que la princesse apposait à l’angle de sa loge, montrant par là que la beauté peut être la plus noble des signatures ; car la présence de Mme de Guermantes, qui n’amenait au théâtre que des personnes qui le reste du temps faisaient partie de son intimité, était, aux yeux des amateurs d’aristocratie, le meilleur certificat d’authenticité du tableau que présentait sa baignoire, sorte d’évocation d’une scène de la vie familière et spéciale de la princesse dans ses palais de Munich et de Paris.
Notre imagination étant comme un orgue de Barbarie détraqué qui joue toujours autre chose que l’air indiqué, chaque fois que j’avais entendu parler de la princesse de Guermantes-Bavière, le souvenir de certaines œuvres du XVIe siècle avait commencé à chanter en moi. Il me fallait l’en dépouiller maintenant que je la voyais, en train d’offrir des bonbons glacés à un gros monsieur en frac. Certes j’étais bien loin d’en conclure qu’elle et ses invités fussent des êtres pareils aux autres. Je comprenais bien que ce qu’ils faisaient là n’était qu’un jeu, et que pour préluder aux actes de leur vie véritable (dont sans doute ce n’est pas ici qu’ils vivaient la partie importante) ils convenaient en vertu des rites ignorés de moi, ils feignaient d’offrir et de refuser des bonbons, geste dépouillé de sa signification et réglé d’avance comme le pas d’une danseuse qui tour à tour s’élève sur sa pointe et tourne autour d’une écharpe. Qui sait ? peut-être au moment où elle offrait ses bonbons, la Déesse disait-elle sur ce ton d’ironie (car je la voyais sourire) : « Voulez-vous des bonbons ? » Que m’importait ? J’aurais trouvé d’un délicieux raffinement la sécheresse voulue, à la Mérimée ou à la Meilhac, de ces mots adressés par une déesse à un demi-dieu qui, lui, savait quelles étaient les pensées sublimes que tous deux résumaient, sans doute pour le moment où ils se remettraient à vivre leur vraie vie et qui, se prêtant à ce jeu, répondait avec la même mystérieuse malice : « Oui, je veux bien une cerise. » Et j’aurais écouté ce dialogue avec la même avidité que telle scène du Mari de la Débutante, où l’absence de poésie, de grandes pensées, choses si familières pour moi et que je suppose que Meilhac eût été mille fois capable d’y mettre, me semblait à elle seule une élégance, une élégance conventionnelle, et par là d’autant plus mystérieuse et plus instructive.
– Ce gros-là, c’est le marquis de Ganançay, dit d’un air renseigné mon voisin qui avait mal entendu le nom chuchoté derrière lui.
Le marquis de Palancy, le cou tendu, la figure oblique, son gros œil rond collé contre le verre du monocle, se déplaçait lentement dans l’ombre transparente et paraissait ne pas plus voir le public de l’orchestre qu’un poisson qui passe, ignorant de la foule des visiteurs curieux, derrière la cloison vitrée d’un aquarium. Par moment il s’arrêtait, vénérable, soufflant et moussu, et les spectateurs n’auraient pu dire s’il souffrait, dormait, nageait, était en train de pondre ou respirait seulement. Personne n’excitait en moi autant d’envie que lui, à cause de l’habitude qu’il avait l’air d’avoir de cette baignoire et de l’indifférence avec laquelle il laissait la princesse lui tendre des bonbons ; elle jetait alors sur lui un regard de ses beaux yeux taillés dans un diamant que semblaient bien fluidifier, à ces moments-là, l’intelligence et l’amitié, mais qui, quand ils étaient au repos, réduits à leur pure beauté matérielle, à leur seul éclat minéralogique, si le moindre réflexe