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Le côté de Guermantes. Marcel Proust
Читать онлайн.Название Le côté de Guermantes
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Marcel Proust
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
– Ah ! interchangeables, très exact ! excellent ! tu es intelligent, dit Saint-Loup.
Je n’étais pas indifférent à ces derniers exemples, comme chaque fois que sous le particulier on me montrait le général. Mais pourtant le génie du chef, voilà ce qui m’intéressait, j’aurais voulu me rendre compte en quoi il consistait, comment, dans une circonstance donnée, où le chef sans génie ne pourrait résister à l’adversaire, s’y prendrait le chef génial pour rétablir la bataille compromise, ce qui, au dire de Saint-Loup, était très possible et avait été réalisé par Napoléon plusieurs fois. Et pour comprendre ce que c’était que la valeur militaire, je demandais des comparaisons entre les généraux dont je savais les noms, lequel avait le plus une nature de chef, des dons de tacticien, quitte à ennuyer mes nouveaux amis, qui du moins ne le laissaient pas voir et me répondaient avec une infatigable bonté.
Je me sentais séparé – non seulement de la grande nuit glacée qui s’étendait au loin et dans laquelle nous entendions de temps en temps le sifflet d’un train qui ne faisait que rendre plus vif le plaisir d’être là, ou les tintements d’une heure qui heureusement était encore éloignée de celle où ces jeunes gens devraient reprendre leurs sabres et rentrer – mais aussi de toutes les préoccupations extérieures, presque du souvenir de Mme de Guermantes, par la bonté de Saint-Loup à laquelle celle de ses amis qui s’y ajoutait donnait comme plus d’épaisseur ; par la chaleur aussi de cette petite salle à manger, par la saveur des plats raffinés qu’on nous servait. Ils donnaient autant de plaisir à mon imagination qu’à ma gourmandise ; parfois le petit morceau de nature d’où ils avaient été extraits, bénitier rugueux de l’huître dans lequel restent quelques gouttes d’eau salée, ou sarment noueux, pampres jaunis d’une grappe de raisin, les entourait encore, incomestible, poétique et lointain comme un paysage, et faisant se succéder au cours du dîner les évocations d’une sieste sous une vigne et d’une promenade en mer ; d’autres soirs c’est par le cuisinier seulement qu’était mise en relief cette particularité originale des mets, qu’il présentait dans son cadre naturel comme une œuvre d’art ; et un poisson cuit au court-bouillon était apporté dans un long plat en terre, où, comme il se détachait en relief sur des jonchées d’herbes bleuâtres, infrangible mais contourné encore d’avoir été jeté vivant dans l’eau bouillante, entouré d’un cercle de coquillages d’animalcules satellites, crabes, crevettes et moules, il avait l’air d’apparaître dans une céramique de Bernard Palissy.
– Je suis jaloux, je suis furieux, me dit Saint-Loup, moitié en riant, moitié sérieusement, faisant allusion aux interminables conversations à part que j’avais avec son ami. Est-ce que vous le trouvez plus intelligent que moi ? est-ce que vous l’aimez mieux que moi ? Alors, comme ça, il n’y en a plus que pour lui ? (Les hommes qui aiment énormément une femme, qui vivent dans une société d’hommes à femmes se permettent des plaisanteries que d’autres qui y verraient moins d’innocence n’oseraient pas.)
Dès que la conversation devenait générale, on évitait de parler de Dreyfus de peur de froisser Saint-Loup. Pourtant, une semaine plus tard, deux de ses camarades firent remarquer combien il était curieux que, vivant dans un milieu si militaire, il fût tellement dreyfusard, presque antimilitariste : « C’est, dis-je, ne voulant pas entrer dans des détails, que l’influence du milieu n’a pas l’importance qu’on croit… » Certes, je comptais m’en tenir là et ne pas reprendre les réflexions que j’avais présentées à Saint-Loup quelques jours plus tôt. Malgré cela, comme ces mots-là, du moins, je les lui avais dits presque textuellement, j’allais m’en excuser en ajoutant : « C’est justement ce que l’autre jour… » Mais j’avais compté sans le revers qu’avait la gentille admiration de Robert pour moi et pour quelques autres personnes. Cette admiration se complétait d’une si entière assimilation de leurs idées, qu’au bout de quarante-huit heures il avait oublié que ces idées n’étaient pas de lui. Aussi en ce qui concernait ma modeste thèse, Saint-Loup, absolument comme si elle eût toujours habité son cerveau et si je ne faisais que chasser sur ses terres, crut devoir me souhaiter la bienvenue avec chaleur et m’approuver.
– Mais oui ! le milieu n’a pas d’importance.
Et avec la même force que s’il avait peur que je l’interrompisse ou ne le comprisse pas :
– La vraie influence, c’est celle du milieu intellectuel ! On est l’homme de son idée !
Il s’arrêta un instant, avec le sourire de quelqu’un qui a bien digéré, laissa tomber son monocle, et posant son regard comme une vrille sur moi :
– Tous les hommes d’une même idée sont pareils, me dit-il, d’un air de défi. Il n’avait sans doute aucun souvenir que je lui avais dit peu de jours auparavant ce qu’il s’était en revanche si bien rappelé.
Je n’arrivais pas tous les soirs au restaurant de Saint-Loup dans les mêmes dispositions. Si un souvenir, un chagrin qu’on a, sont capables de nous laisser au point que nous ne les apercevions plus, ils reviennent aussi et parfois de longtemps ne nous quittent. Il y avait des soirs où, en traversant la ville pour aller vers le restaurant, je regrettais tellement Mme de Guermantes, que j’avais peine à respirer : on aurait dit qu’une partie de ma poitrine avait été sectionnée par un anatomiste habile, enlevée, et remplacée par une partie égale de souffrance immatérielle, par un équivalent de nostalgie et d’amour. Et les points de suture ont beau avoir été bien faits, on vit assez malaisément quand le regret d’un être est substitué aux viscères, il a l’air de tenir plus de place qu’eux, on le sent perpétuellement, et puis, quelle ambiguïté d’être obligé de penser une partie de son corps ! Seulement il semble qu’on vaille davantage. À la moindre brise on soupire d’oppression, mais aussi de langueur. Je regardais le ciel. S’il était clair, je me disais : « Peut-être elle est à la campagne, elle regarde les mêmes étoiles », et qui sait si, en arrivant au restaurant, Robert ne va pas me dire : « Une bonne nouvelle, ma tante vient de m’écrire, elle voudrait te voir, elle va venir ici. » Ce n’est pas dans le firmament seul que je mettais la pensée de Mme de Guermantes. Un souffle d’air un peu doux qui passait semblait m’apporter un message d’elle, comme jadis de Gilberte dans les blés de Méséglise : on ne change pas, on fait entrer dans le sentiment qu’on rapporte à un être bien des éléments assoupis qu’il réveille mais qui lui sont étrangers. Et puis ces sentiments particuliers, toujours quelque chose en nous s’efforce de les amener à plus de vérité, c’est-à-dire de les faire se rejoindre à un sentiment plus général, commun à toute l’humanité, avec lequel les individus et les peines qu’ils nous causent nous sont seulement une occasion de communiquer. Ce qui mêlait quelque plaisir à ma peine c’est que je la savais une petite partie de l’universel amour. Sans doute de ce que je croyais reconnaître des tristesses que j’avais éprouvées à propos de Gilberte, ou bien quand le soir, à Combray, maman ne restait pas dans ma chambre, et aussi le souvenir de certaines pages de Bergotte, dans la souffrance que j’éprouvais et à laquelle Mme de Guermantes, sa froideur, son absence, n’étaient pas liées clairement comme la cause l’est à l’effet dans l’esprit d’un savant, je ne concluais pas que Mme de Guermantes ne fût pas cette cause. N’y a-t-il pas telle douleur physique diffuse, s’étendant par irradiation dans des régions extérieures à la partie malade, mais qu’elle abandonne pour se dissiper entièrement si un praticien touche le point précis d’où elle vient ? Et pourtant, avant cela, son extension lui donnait pour nous un tel caractère de vague et de fatalité, qu’impuissants à l’expliquer, à la localiser même, nous croyions impossible de la guérir. Tout en m’acheminant vers le restaurant je me disais : « Il y a déjà quatorze jours que je n’ai vu Mme de Guermantes. » Quatorze jours, ce qui ne paraissait une chose énorme qu’à moi qui, quand il s’agissait de Mme de Guermantes, comptais par minutes. Pour moi ce n’était plus seulement les étoiles et la brise, mais jusqu’aux divisions arithmétiques du temps qui prenaient quelque chose de douloureux et de poétique. Chaque jour était maintenant comme la crête mobile