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Au Bonheur des Dames. Emile Zola
Читать онлайн.Название Au Bonheur des Dames
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
– Voyons, dit tout d’un coup Baudu, causons peu et causons bien… Je t’ai écrit, c’est vrai, mais il y a un an; et, vois-tu, ma pauvre fille, les affaires n’ont guère marché, depuis un an…
Il s’arrêta, étranglé par une émotion qu’il ne voulait pas montrer. Mme Baudu et Geneviève, l’air résigné, avaient baissé les yeux.
– Oh! continua-t-il, c’est une crise qui passera, je suis bien tranquille… Seulement, j’ai diminué mon personnel, il n’y a plus ici que trois personnes, et le moment n’est guère venu d’en engager une quatrième. Enfin, je ne puis te prendre comme je te l’offrais, ma pauvre fille.
Denise l’écoutait, saisie, toute pâle. Il insista, en ajoutant:
– Ça ne vaudrait rien, ni pour toi, ni pour nous.
– C’est bien, mon oncle, finit-elle par dire péniblement. Je tâcherai de m’en tirer tout de même.
Les Baudu n’étaient pas de mauvaises gens. Mais ils se plaignaient de n’avoir jamais eu de chance. Au temps où leur commerce marchait, ils avaient dû élever cinq garçons, dont trois étaient morts à vingt ans; le quatrième avait mal tourné, le cinquième venait de partir pour le Mexique, comme capitaine. Il ne leur restait que Geneviève. Cette famille avait coûté gros, et Baudu s’était achevé, en achetant à Rambouillet, le pays du père de sa femme, une grande baraque de maison. Aussi toute une aigreur grandissait-elle, dans sa loyauté maniaque de vieux commerçant.
– On prévient, reprit-il en se fâchant peu à peu de sa propre dureté. Tu pouvais m’écrire, je t’aurais répondu de rester là-bas… Quand j’ai appris la mort de ton père, parbleu! je t’ai dit ce qu’on dit d’habitude. Mais tu tombes là, sans crier gare… C’est très embarrassant.
Il haussait la voix, il se soulageait. Sa femme et sa fille restaient les regards à terre, en personnes soumises qui ne se permettaient jamais d’intervenir. Cependant, tandis que Jean blêmissait, Denise avait serré contre sa poitrine Pépé terrifié. Elle laissa tomber deux grosses larmes.
– C’est bien, mon oncle, répéta-t-elle. Nous allons nous en aller.
Du coup, il se contint. Un silence embarrassé régna. Puis, il reprit d’un ton bourru:
– Je ne vous mets pas à la porte… Puisque vous êtes entrés maintenant, vous coucherez toujours en haut, ce soir. Nous verrons après.
Alors, Mme Baudu et Geneviève comprirent, sur un regard, qu’elles pouvaient arranger les choses. Tout fut réglé. Il n’y avait point à s’occuper de Jean. Quant à Pépé, il serait à merveille chez Mme Gras, une vieille dame qui habitait un grand rez-de-chaussée, rue des Orties, où elle prenait en pension complète des enfants jeunes, moyennant quarante francs par mois. Denise déclara qu’elle avait de quoi payer le premier mois. Il ne restait donc qu’à la placer elle-même. On lui trouverait bien une place dans le quartier.
– Est-ce que Vinçard ne demandait pas une vendeuse? dit Geneviève.
– Tiens! c’est vrai! cria Baudu. Nous irons le voir après déjeuner. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud.
Pas un client n’était venu déranger cette explication de famille. La boutique restait noire et vide. Au fond, les deux commis et la demoiselle continuaient leur besogne avec des paroles chuchotées et sifflantes. Pourtant, trois dames se présentèrent, Denise resta seule un instant. Elle baisa Pépé, le cœur gros, à l’idée de leur prochaine séparation. L’enfant, câlin comme un petit chat, cachait sa tête, sans prononcer une parole. Quand Mme Baudu et Geneviève revinrent, elles le trouvèrent bien sage, et Denise assura qu’il ne faisait jamais plus de bruit: il restait muet les journées entières, vivant de caresses. Alors, jusqu’au déjeuner, toutes trois parlèrent des enfants, du ménage, de la vie à Paris et en province, par phrases courtes et vagues, en parentes un peu embarrassées de ne pas se connaître. Jean était allé sur le seuil de la boutique et n’en bougeait plus, intéressé par la vie des trottoirs, souriant aux jolies filles qui passaient.
À dix heures, une bonne parut. D’ordinaire, la table était servie pour Baudu, Geneviève et le premier commis. Il y avait une seconde table à onze heures pour Mme Baudu, l’autre commis et la demoiselle.
– À la soupe! cria le drapier, en se tournant vers sa nièce.
Et, comme tous étaient assis déjà dans l’étroite salle à manger, derrière la boutique, il appela le premier commis qui s’attardait.
– Colomban!
Le jeune homme s’excusa, ayant voulu finir de ranger les flanelles. C’était un gros garçon de vingt-cinq ans, lourd et madré. Sa face honnête, à la grande bouche molle, avait des yeux de ruse.
– Que diable! il y a temps pour tout, disait Baudu, qui, installé carrément, découpait un morceau de veau froid, avec une prudence et une adresse de patron, pesant les minces parts du coup d’œil, à un gramme près.
Il servit tout le monde, coupa même le pain. Denise avait pris Pépé auprès d’elle, pour le faire manger proprement. Mais la salle obscure l’inquiétait; elle la regardait, elle se sentait le cœur serré, elle qui était habituée aux larges pièces, nues et claires, de sa province. Une seule fenêtre ouvrait sur une petite cour intérieure, communiquant avec la rue par l’allée noire de la maison; et cette cour, trempée, empestée, était comme un fond de puits, où tombait un rond de clarté louche. Les jours d’hiver, on devait allumer le gaz du matin au soir. Lorsque le temps permettait de ne pas allumer, c’était plus triste encore. Il fallut un instant à Denise, pour accoutumer ses yeux et distinguer suffisamment les morceaux sur son assiette.
– Voilà un gaillard qui a bon appétit, déclara Baudu en constatant que Jean avait achevé son veau. S’il travaille autant qu’il mange, ça fera un rude homme… Mais toi, ma fille, tu ne manges pas?… Et dis-moi, maintenant qu’on peut causer, pourquoi ne t’es-tu pas mariée, à Valognes?
Denise lâcha son verre qu’elle portait à sa bouche.
– Oh! mon oncle, me marier! vous n’y pensez pas!… Et les petits?
Elle finit par rire, tant l’idée lui semblait baroque. D’ailleurs, est-ce qu’un homme aurait voulu d’elle, sans un sou, pas plus grosse qu’une mauviette, et pas belle encore? Non, non, jamais elle ne se marierait, elle avait assez de deux enfants.
– Tu as tort, répétait l’oncle, une femme a toujours besoin d’un homme. Si tu avais trouvé un brave garçon, vous ne seriez pas tombés sur le pavé de Paris, toi et tes frères, comme des bohémiens.
Il s’interrompit, pour partager de nouveau, avec une parcimonie pleine de justice, un plat de pommes de terre au lard, que la bonne apportait. Puis, désignant de la cuiller Geneviève et Colomban:
– Tiens! reprit-il, ces deux-là seront mariés au printemps, si la saison d’hiver est bonne.
C’était l’habitude patriarcale de la maison. Le fondateur, Aristide Finet, avait donné sa fille Désirée à son premier commis Hauchecorne; lui, Baudu, débarqué rue de la Michodière avec sept francs dans sa poche, avait épousé la fille du père Hauchecorne, Élisabeth: et il entendait à son tour céder sa fille Geneviève et la maison à Colomban, dès que les affaires reprendraient. S’il retardait ainsi un mariage décidé depuis trois ans, c’était par un scrupule, un entêtement de probité: il avait reçu la maison prospère, il ne voulait point la passer aux mains d’un gendre, avec une clientèle moindre et des opérations douteuses.
Baudu continua, présenta Colomban qui était de Rambouillet, comme le père de Mme Baudu; même il existait entre eux un cousinage éloigné. Un gros travailleur, qui, depuis dix années, trimait dans la boutique, et qui avait gagné ses grades rondement! D’ailleurs, il n’était pas le premier venu, il avait pour père ce noceur de Colomban, un vétérinaire connu de