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Le crime de l'omnibus. Fortuné du Boisgobey
Читать онлайн.Название Le crime de l'omnibus
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Fortuné du Boisgobey
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
– Il y avait de quoi. Ces gants-là coûtent cher, et l’homme, m’as-tu dit, n’avait pas l’air opulent.
– Pas misérable non plus. La tenue d’un sous-officier en bourgeois.
– Eh bien! s’il avait des gants si épais, c’était de peur de se piquer.
– Comment cela?
– Il tenait l’épingle, et il l’a repassée à la dame en faisant mine de lui serrer amoureusement le bout des doigts. Ils savaient tous les deux que la moindre écorchure serait mortelle, et ils avaient pris leurs précautions contre les accidents.
– Alors, d’après toi, la femme à ce moment-là a reçu de la main de son complice l’épingle… et elle s’en est servie…
– Très adroitement, puisque personne n’a rien vu. Elle a attendu une occasion qui s’est présentée à la descente du pont Neuf. Il y a eu là une secousse… un choc qui l’a jetée contre sa voisine. Elle en a profité pour lui enfoncer dans le bras la pointe de son instrument. Sur ce point, je n’ai plus l’ombre d’un doute, et je n’ai pas besoin de te rappeler ce qui s’est passé ensuite.
– Oui, murmura Freneuse, tous ces faits paraissent s’enchaîner naturellement… Il est vrai que tu as une méthode pour les rattacher les uns aux autres…
– Ce n’est pas de la méthode, c’est du raisonnement.
– Explique-moi donc alors pourquoi cette affreuse femme a oublié dans l’omnibus cette épingle empoisonnée qui devait la trahir.
– Tu peux croire qu’elle ne l’a pas fait exprès. L’épingle lui a échappé de la main; un soubresaut de la malheureuse qu’elle venait de tuer l’a fait tomber… et la coquine n’avait garde de se baisser pour la ramasser. D’abord, elle craignait de se piquer, et puis elle n’était plus libre de ses mouvements, puisqu’elle était obligée de soutenir la morte. Lorsqu’est venu le moment de descendre, il lui tardait de filer, et elle est partie, comme on dit, sans demander son reste.
– Elle pouvait bien cependant prévoir qu’on trouverait cette preuve palpable de son crime.
– Bah! elle espérait que l’homme chargé de balayer l’omnibus pousserait l’objet dehors. La suite ne l’inquiétait guère. Que lui importait que l’épingle donnât la mort aux gens qui auraient la fatale idée de la prendre et de s’en servir! Une scélérate de cette trempe ne regarde pas à un meurtre de plus ou de moins.
– Le fait est que cette femme doit être un monstre: assassiner ainsi une pauvre enfant qu’elle ne connaissait pas… c’est de la scélératesse à froid… de la cruauté inutile.
– Comment! s’écria Binos, tu t’imagines qu’elle l’a tuée pour le plaisir de la tuer… ou pour faire l’essai de son joli instrument… de même que jadis la marquise de Brinvilliers distribuait aux pauvres qui lui demandaient l’aumône des gâteaux empoisonnés… pour voir l’effet des poisons qu’elle employait!
«Freneuse, mon ami, tu vas trop loin. Ces expériences-là sont passées de mode, parce qu’elles sont trop dangereuses.
«Cette créature savait très bien ce qu’elle faisait en jouant de l’épingle contre sa voisine. C’est cette jeune fille qu’elle voulait supprimer, et pas une autre.
– Mais pourquoi? Que lui avait fait la malheureuse?
– À cette question-là, je ne suis pas encore en mesure de répondre. Il me faut le temps de me renseigner. J’y parviendrai, et nous saurons plus tard à quoi nous en tenir.
«Pour le moment, je me borne à t’affirmer que le crime a eu une cause.
On a toujours une raison pour se débarrasser d’une femme… et de ces raisons-là, il y en a de plus d’une sorte… la vengeance… la jalousie… la cupidité…
– Mais ce crime, pourquoi le commettre dans un omnibus… devant quinze personnes… au lieu de…
– Au lieu d’attendre la victime au coin d’une rue, ou d’aller la tuer chez elle, ou encore de l’attirer dans une maison pour l’y égorger. Ça paraît bizarre au premier abord, et pourtant ça s’explique parfaitement.
«Le meurtre à domicile est d’une exécution périlleuse. Suppose que cette femme ou son complice se soient présentés dans le logement de la petite; le concierge ou les voisins auraient pu les remarquer. C’est une chance qu’ils ne voulaient pas courir. Suppose qu’au contraire la petite soit venue chez eux ou chez l’un d’eux, et qu’elle n’en soit pas sortie. C’eût été encore pis. Comment se débarrasser du cadavre? C’est la pierre d’achoppement pour les assassins. Faire le coup dans la rue, c’eût été plus facile, à condition de ne pas opérer en plein jour. Mais, probablement, la petite sortait très peu le soir. Et encore faut-il que la rue soit déserte et que la victime soit seule. Qui nous prouve que cette jeune fille n’a pas été accompagnée par quelqu’un, une amie ou un ami, qui ne l’a quittée que tout près de la station? C’est alors sans doute que le couple scélérat, qui la suivait peut-être et qui assurément la guettait, a résolu d’opérer dans la voiture. Étant donné l’ingénieux instrument dont ils se sont servis, rien n’était plus simple. La difficulté consistait à déguerpir avant qu’on s’aperçût que la voyageuse était morte, et tu as vu comment ils s’y sont pris.
«Va donc les retrouver dans Paris maintenant! Tu ne les reconnaîtrais pas, si tu les rencontrais.
– Je reconnaîtrais peut-être l’homme… et encore… je l’ai si peu vu… mais la femme… je n’ai aperçu d’elle que ses yeux à travers une voilette…
– C’est insuffisant. Il est vrai que tu as entendu sa voix.
– Oui, une voix bien timbrée, plutôt grave… l’accent parisien, à ce qu’il m’a semblé… rien de particulier d’ailleurs. Mais, si je suis hors d’état de les reconnaître, je voudrais bien savoir comment, toi qui ne les as jamais vus, tu peux te flatter de remettre la main sur eux.
– Oh! moi, j’ai mon système. Je procéderai du connu à l’inconnu, comme les mathématiciens. Quand je saurai qui était cette jeune fille, je chercherai quels étaient les gens qu’elle fréquentait, et je serais bien sot si, parmi ceux-là, je ne découvrais pas ceux qui avaient intérêt à se défaire d’elle.
– Tu oublies que l’homme et la femme de l’omnibus lui étaient inconnus, puisqu’elle ne leur a pas adressé la parole pendant le voyage; donc elle ne les fréquentait pas.
– Ils ont agi pour d’autres.
– C’est là une supposition bien hasardée. Et d’ailleurs, ton plan pèche par la base. On ne connaît ni le nom, ni le domicile de la morte.
– Pardon! elle est exposée à la Morgue, et…
– Cela prouve bien qu’on n’a trouvé sur elle aucune indication.
– Aucune, c’est vrai. Je me suis renseigné auprès du greffier de l’établissement. J’allais te raconter ma conversation avec ce fonctionnaire, lorsque tu as jugé à propos de m’interrompre, sous prétexte que j’effrayais Pia. Il m’a dit que dans les poches il n’y avait qu’un porte-monnaie usé qui contenait la somme de quatorze sous et un petit trousseau de clefs attachées à un anneau d’acier. Le linge ne portait pas de marque. Du reste, pas une carte de visite, ce qui n’a rien d’étonnant, et pas le plus petit bout de papier.
– Un bout de papier! tu me fais songer que j’en ai ramassé un hier soir dans l’omnibus.
– Tu as trouvé un papier, et tu ne le disais pas?
– Ma foi, je n’y pensais plus.
– À quoi penses-tu donc alors?
– À