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À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Marcel Proust
Читать онлайн.Название À l’ombre des jeunes filles en fleurs
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Marcel Proust
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Parfois dans ces derniers jours d’hiver, nous entrions avant d’aller nous promener dans quelqu’une des petites expositions qui s’ouvraient alors et où Swann, collectionneur de marque, était salué avec une particulière déférence par les marchands de tableaux chez qui elles avaient lieu. Et par ces temps encore froids, mes anciens désirs de partir pour le Midi et Venise étaient réveillés par ces salles où un printemps déjà avancé et un soleil ardent mettaient des reflets violacés sur les Alpilles roses et donnaient la transparence foncée de l’émeraude au Grand Canal. S’il faisait mauvais nous allions au concert ou au théâtre et goûter ensuite dans un « Thé ». Dès que Mme Swann voulait me dire quelque chose qu’elle désirait que les personnes des tables voisines ou même les garçons qui servaient ne comprissent pas, elle me le disait en anglais comme si c’eût été un langage connu de nous deux seulement. Or tout le monde savait l’anglais, moi seul je ne l’avais pas encore appris et étais obligé de le dire à Mme Swann pour qu’elle cessât de faire sur les personnes qui buvaient le thé ou sur celles qui l’apportaient des réflexions que je devinais désobligeantes sans que j’en comprisse, ni que l’individu visé en perdît un seul mot.
Une fois, à propos d’une matinée théâtrale, Gilberte me causa un étonnement profond. C’était justement le jour dont elle m’avait parlé d’avance et où tombait l’anniversaire de la mort de son grand-père. Nous devions, elle et moi, aller entendre avec son institutrice les fragments d’un opéra et Gilberte s’était habillée dans l’intention de se rendre à cette exécution musicale, gardant l’air d’indifférence qu’elle avait l’habitude de montrer pour la chose que nous devions faire, disant que ce pouvait être n’importe quoi pourvu que cela me plût et fût agréable à ses parents. Avant le déjeuner, sa mère nous prit à part pour lui dire que cela ennuyait son père de nous voir aller au concert ce jour-là. Je trouvai que c’était trop naturel. Gilberte resta impassible mais devint pâle d’une colère qu’elle ne put cacher, et ne dit plus un mot. Quand M. Swann revint, sa femme l’emmena à l’autre bout du salon et lui parla à l’oreille. Il appela Gilberte et la prit à part dans la pièce à côté. On entendit des éclats de voix. Je ne pouvais cependant pas croire que Gilberte, si soumise, si tendre, si sage, résistât à la demande de son père, un jour pareil et pour une cause si insignifiante. Enfin Swann sortit en lui disant :
– Tu sais ce que je t’ai dit. Maintenant, fais ce que tu voudras.
La figure de Gilberte resta contractée pendant tout le déjeuner, après lequel nous allâmes dans sa chambre. Puis tout d’un coup, sans une hésitation et comme si elle n’en avait eue à aucun moment : « Deux heures ! s’écria-t-elle, mais vous savez que le concert commence à deux heures et demie. » Et elle dit à son institutrice de se dépêcher.
– Mais, lui dis-je, est-ce que cela n’ennuie pas votre père ?
– Pas le moins du monde.
– Cependant, il avait peur que cela ne semble bizarre à cause de cet anniversaire.
– Qu’est-ce que cela peut me faire ce que les autres pensent ? Je trouve ça grotesque de s’occuper des autres dans les choses de sentiment. On sent pour soi, pas pour le public. Mademoiselle, qui a peu de distractions, se fait une fête d’aller au concert, je ne vais pas l’en priver pour faire plaisir au public.
Elle prit son chapeau.
– Mais Gilberte, lui dis-je en lui prenant le bras, ce n’est pas pour faire plaisir au public, c’est pour faire plaisir à votre père.
– Vous n’allez pas me faire d’observations, j’espère, me cria-t-elle, d’une voix dure et en se dégageant vivement.
Faveur plus précieuse encore que de m’emmener avec eux au Jardin d’Acclimatation ou au concert, les Swann ne m’excluaient même pas de leur amitié avec Bergotte, laquelle avait été à l’origine du charme que je leur avais trouvé quand, avant même de connaître Gilberte, je pensais que son intimité avec le divin vieillard eût fait d’elle pour moi la plus passionnante des amies, si le dédain que je devais lui inspirer ne m’eût pas interdit l’espoir qu’elle m’emmenât jamais avec lui visiter les villes qu’il aimait. Or, un jour, Mme Swann m’invita à un grand déjeuner. Je ne savais pas quels devaient être les convives. En arrivant, je fus, dans le vestibule, déconcerté par un incident qui m’intimida. Mme Swann manquait rarement d’adopter les usages qui passent pour élégants pendant une saison et ne parvenant pas à se maintenir sont bientôt abandonnés (comme beaucoup d’années auparavant elle avait eu son « handsome cab », ou faisait imprimer sur une invitation à déjeuner que c’était « to meet » un personnage plus ou moins important). Souvent ces usages n’avaient rien de mystérieux et n’exigeaient pas d’initiation. C’est ainsi que, mince innovation de ces années-là et importée d’Angleterre, Odette avait fait faire à son mari des cartes où le nom de Charles Swann était précédé de « Mr ». Après la première visite que je lui avais faite, Mme Swann avait corné chez moi un de ces « cartons » comme elle disait. Jamais personne ne m’avait déposé de cartes ; je ressentis tant de fierté, d’émotion, de reconnaissance, que, réunissant tout ce que je possédais d’argent, je commandai une superbe corbeille de camélias et l’envoyai à Mme Swann. Je suppliai mon père d’aller mettre une carte chez elle, mais de s’en faire vite graver d’abord où son nom fût précédé de « Mr ». Il n’obéit à aucune de mes deux prières, j’en fus désespéré pendant quelques jours, et me demandai ensuite s’il n’avait pas eu raison. Mais l’usage du « Mr », s’il était inutile, était clair. Il n’en était pas ainsi d’un autre qui, le jour de ce déjeuner, me fut révélé, mais non pourvu de signification. Au moment où j’allais passer de l’antichambre dans le salon, le maître d’hôtel me remit une enveloppe mince et longue sur laquelle mon nom était écrit. Dans ma surprise, je le remerciai, cependant je regardais l’enveloppe. Je ne savais pas plus ce que j’en devais faire qu’un étranger d’un de ces petits instruments que l’on donne aux convives dans les dîners chinois. Je vis qu’elle était fermée, je craignis d’être indiscret en l’ouvrant tout de suite et je la mis dans ma poche d’un air entendu. Mme Swann m’avait écrit quelques jours auparavant de venir déjeuner « en petit comité ». Il y avait pourtant seize personnes, parmi lesquelles j’ignorais absolument que se trouvât Bergotte. Mme Swann qui venait de