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      Le fils du Soleil (1879)

      PREMIERE PARTIE

      I.–LE CONSEIL

      La Patagonie est aussi inconnue aujourd'hui qu'elle l'était lorsque Juan Diaz de Solls et Vincente Yanez Pinzon y débarquèrent en 1508, seize ans après la découverte du Nouveau-Monde.

      Les premiers navigateurs, involontairement ou non, ont couvert ce pays d'un voile mystérieux que la science et des relations fréquentes n'ont pas encore entièrement soulevé. Le célèbre Magalës (Magellan) et son historien le chevalier Pigafetta, qui touchèrent ces côtes en 1520, furent les premiers qui inventèrent ces géants patagons si haut que les Européens atteignaient à peine à leur ceinture, ou grands de plus de neuf pieds et ressemblant à des cyclopes. Ces fables, comme toutes les fables, ont été acceptées pour des vérités, et, au siècle dernier, devinrent le thème d'une très-vive polémique, entre les savants. Aussi donna-t-on le nom de Patagons (grands pieds) aux habitants de cette terre qui s'étend du versant occidental des Andes à l'océan Atlantique.

      La Patagonie est arrosée, dans toute sa longueur, par le Rio-Colorado au N., et le Rio-Négro à l'E.-S.-E. Ces deux fleuves, par les méandres de leurs cours, rompent agréablement l'uniformité du terrain aride, sec, sablonneux, où croissent seulement des buissons épineux, et dispensent la vie à la végétation non interrompue qui court le long de ses rives. Ils s'enroulent autour d'une vallée fertile ombragée de saules et tracent deux profonds sillons au milieu d'une terre presque unie.

      Le Rio-Négro coule dans une vallée cernée par de hautes falaises coupées à pic, que les eaux viennent battre encore. Là où elles se sont retirées, elles ont laissé des terrains d'alluvion revêtus d'une végétation éternelle, et ont formé des îles nombreuses peuplées de saules et contrastant avec l'aspect triste des falaises nues des coteaux.

      Les singes, les grisons, la moufette, le renard, le loup rouge parcourent incessamment et dans tous les sens les déserts de la Patagonie, en concurrence avec le cougouar, lion d'Amérique, et les imbaracayas, ces chats sauvages si féroces et si redoutables. Les côtes fourmillent de carnassiers amphibies, tels que les otaries et les phoques à trompe. Le quya, caché dans les marais, jette dans les airs son cri mélancolique; le guaçuti, le cerf des Pampas, court léger sur les sables, pendant que le guanaco, ce chameau américain, s'accroupit rêveur sur le sommet des falaises. Le majestueux condor plane à travers les nues, en compagnie des dégoûtants cathartes, urubus et auras, qui, comme lui, rôdent autour des falaises du littoral pour y disputer des restes de cadavres aux voraces caracaras. Voilà quelles sont les plaines de la Patagonie! Monotone solitude, vide, horrible et désolée!

      Un soir du mois de novembre, que les indiens Aucas nomment kèkil-kiyen, le mois d'émonder, un voyageur monté sur un fort cheval des pampas de Buenos-Ayres, suivait au grand trot un de ces milles sentiers tracés par les Indiens, inextricable dédale qu'on retrouve sur le bord de tous les fleuves d'Amérique.

      Ce voyageur était un homme de trente ans au plus, vêtu du costume, semi-indien semi-européen, particulier au gauchos. Un poncho, de fabrique indienne, tombait de ses épaules sur les flancs de son cheval, et ne laissait voir que les longues Paienas chiliennes qui Lui montaient au-dessus du genou. Un laço et des bolas pendaient de chaque côté de sa selle, et il portait en travers devant lui une carabine rayée.

      Son visage, à demi-caché par les larges ailes de son chapeau de paille, avait une expression de courage brutal et de méchanceté; ses traits étaient comme modelés par la haine. Son nez long et recourbé, surmonté de deux yeux assez rapprochés, vifs et menaçants, lui donnait une lointaine ressemblance avec un oiseau de proie; sa bouche pincée se plissait d'une façon ironique, et ses pommettes saillantes indiquaient l'astuce. On reconnaissait un Espagnol à son teint olivâtre. L'ensemble de cette physionomie, encadrée par des cheveux noirs en désordre et une barbe touffue, inspirait la crainte et la répulsion. Les épaules larges et les membres fortement attachés dénotaient chez cet homme, qui paraissait d'une haute taille, une vigueur et une souplesse peu communes.

      Arrivé à un endroit où plusieurs sentiers se croisaient comme un écheveau indébrouillable, l'inconnu s'arrêta afin de se reconnaître, et, après un moment d'hésitation, il appuya sur la droite et prit une sente qui s'éloignait de plus en plus des rives du Rio-Colorado qu'il avait suivies jusque-là. Il entra dans une plaine dont le sol, brûlé par le soleil et parsemé de petits cailloux roulés ou de graviers, n'offrait à la vue que de maigres buissons. Plus l'inconnu s'enfonçait dans ce désert, plus la solitude d'allongeait dans sa morne majesté, et le bruit seul des pas de son cheval troublait le silence de la plaine. Le cavalier, peu sensible à ces beautés sauvages, se contentait de reconnaître avec soin et de compter les pozos, car dans ces pays absolument privés d'eau, les voyageurs ont creusés des réservoirs où l'eau s'amasse en temps de pluie.

      Après avoir passé deux de ces pozos, l'inconnu aperçut au loin des chevaux entravés à l'amble devant un misérable toldo. Aussitôt un cri retentit, et en moins d'une minute les chevaux furent détachés; trois hommes sautèrent en selle et se précipitèrent à fond de train pour reconnaître le voyageur qui, indifférent à cette manoeuvre, continua sa route sans faire le moindre geste pour se mettre sur la défensive.

      –-Eh! compadre, où allez-vous ainsi? demanda l'un d'eux en barrant le passage à l'inconnu.

      –-Canario! Julian, répondit celui-ci, as-tu donc vidé une outre d'aguardiente ce soir? Tu ne me reconnais pas?

      –-Mais c'est la voix de Sanchez, si je ne me trompe.

      –-A moins qu'on ne m'ait volé ma voix, mon brave ami, c'est moi, le vrai Sanchez.

      –-Caraï! sois le bien venu s'écrièrent les trois hommes.

      –-Le diable m'emporte si je ne te croyais pas tué par un de ces chiens d'Aucas; il y a dix minutes, j'en parlais à Quinto.

      –-Oui, appuya Quinto, car voilà huit jours que tu es disparu.

      –-Huit jours; mais je n'ai pas perdu mon temps.

      –-Tu nous contera tes prouesses.

      –-Pardieu! seulement nous avons faim, mon cheval et moi, après deux jours de jeûne.

      –-Ce sera vite fait, dit Julian: nous voilà arrivés.

      Les quatre amis, tout en causant, avaient continué leur route; en ce moment ils mirent pied à terre devant le toldo, où ils entrèrent, après avoir entravé les chevaux et mis de la nourriture devant celui du nouveau venu.

      Ce toldo comme on le nomme dans le pays, était une cabane de dix mètres de long et de large, couverte en roseaux, construite avec des pieux fichés en terre et reliés par des courroies. Dans un coin quatre piquets, surmontés de bancs de bois et de cuir, servaient de lit aux habitants de ce lieu, où il était difficile de s'abriter contre le vent et la pluie.

      Au milieu du toldo, devant un bon feu dont l'épaisse fumée effaçait presque tous les objets, chacun s'assit sur un caillou. Quinto retira un morceau de guanaco qui rôtissait et planta la broche en terre. Les quatre compagnons ôtèrent leur long couteau de leur polena et mangèrent de grand appétit.

      Ces hommes étaient des bomberos.

      Depuis la fondation du Carmen, dernière forteresse de la colonie espagnole, on avait reconnu, à cause du voisinage des Indiens, la nécessité d'avoir des éclaireurs pour surveiller leurs mouvements et donner l'alerte au moindre danger. Ces éclaireurs forment un espèce de corps d'hommes, les plus braves et les plus habitués aux privations de la pampa. Quoique leurs services soient volontaires et leur profession périlleuse, les bomberos ne manquent pas, car on les paie généreusement. Sentinelles perdues, embusquées aux endroits où les ennemis, c'est-à-dire les Indiens, doivent nécessairement passer, ils s'éloignent quelquefois de vingt et vingt-cinq lieues de l'établissement. Nuit et jour ils vont à travers les plaines, guettant, écoutant, se cachant. Dispersés le jour, ils se réunissent au coucher du soleil, osant rarement allumer du feu qui trahiraient leur présence, jamais ils ne dorment tous ensemble. Leur bivouac est un camp volant, leur chasse les nourrit. Ils sont à cette vie étrange et nomade; aussi y acquièrent-ils une finesse d'ouïe presque égale à celle des Indiens; les yeux exercés reconnaissent-ils la moindre trace sur l'herbe ou le sable

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