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nous retrouverions dans la foule beaucoup de nos connaissances; mais tandis que tous ces pauvres citadins, moins sages que Robert Briquet, s'en vont, heurtés, coudoyés, meurtris, les uns derrière les autres, nous préférons, grâce au privilège que nous donnent nos ailes d'historien, nous transporter sur la place elle-même, et quand nous aurons embrassé tout le spectacle d'un coup d'oeil, nous retourner un instant vers le passé, afin d'approfondir la cause après avoir contemplé l'effet.

      On peut dire que maître Friard avait raison en portant à cent mille hommes au moins le chiffre des spectateurs qui devaient s'entasser sur la place de Grève et aux environs pour jouir du spectacle qui s'y préparait. Paris tout entier s'était donné rendez-vous à l'Hôtel-de-Ville, et Paris est fort exact; Paris ne manque pas une fête, et c'est une fête, et même une fête extraordinaire, que la mort d'un homme, lorsqu'il a su soulever tant de passions, que les uns le maudissent et que les autres le louent, tandis que le plus grand nombre le plaint.

      Le spectateur qui réussissait à déboucher sur la place soit par le quai, près du cabaret de l'Image Notre Dame, soit par le porche même de la place Beaudoyer, apercevait tout d'abord, au milieu de la Grève, les archers du lieutenant de robe courte, Tanchon, et bon nombre de Suisses et de chevau- légers entourant un petit échafaud élevé de quatre pieds environ.

      Cet échafaud, si bas qu'il n'était visible que pour ceux qui l'entouraient, ou pour ceux qui avaient le bonheur d'avoir place a quelque fenêtre, attendait le patient dont les moines s'étaient emparés depuis le matin, et que, suivant l'énergique expression du peuple, ses chevaux attendaient pour lui faire faire le grand voyage.

      En effet, sous un auvent de la première maison après la rue du Mouton, sur la place, quatre vigoureux chevaux du Perche, aux crins blancs, aux pieds chevelus, battaient le pavé avec impatience et se mordaient les uns les autres, en hennissant, au grand effroi des femmes qui avaient choisi cette place de leur bonne volonté, ou qui avaient été poussées de ce côté par la foule.

      Ces chevaux étaient neufs; à peine quelquefois, par hasard, avaient-ils, dans les plaines herbeuses de leur pays natal, supporté sur leur large échine l'enfant joufflu de quelque paysan attardé au retour des champs, lorsque le soleil se couche.

      Mais après l'échafaud vide, après les chevaux hennissants, ce qui attirait d'une façon plus constante les regards de la foule, c'était la principale fenêtre de l'Hôtel-de-Ville, tendue de velours rouge et or, et au balcon de laquelle pendait un tapis de velours, orné de l'écusson royal.

      C'est qu'en effet cette fenêtre était la loge du roi.

      Une heure et demie sonnait à Saint-Jean en Grève, lorsque cette fenêtre, pareille à la bordure d'un tableau, s'emplit de personnages qui venaient poser dans leur cadre.

      Ce fut d'abord le roi Henri III, pâle, presque chauve, quoiqu'il n'eût à cette époque que trente-quatre à trente-cinq ans; l'oeil enfoncé dans son orbite bistrée, et la bouche toute frémissante de contractions nerveuses.

      Il entra, morne, le regard fixe, à la fois majestueux et chancelant, étrange dans sa tenue, étrange dans sa démarche, ombre plutôt que vivant, spectre plutôt que roi; mystère toujours incompréhensible et toujours incompris pour ses sujets, qui, en le voyant paraître, ne savaient jamais s'ils devaient crier: Vive le roi! ou prier pour son âme.

      Henri était vêtu d'un pourpoint noir passementé de noir; il n'avait ni ordre ni pierreries; un seul diamant brillait à son toquet, servant d'agrafe à trois plumes courtes et frisées. Il portait dans sa main gauche un petit chien noir que sa belle-soeur, Marie Stuart, lui avait envoyé de sa prison, et sur la robe soyeuse duquel brillaient ses doigts fins et blancs comme des doigts d'albâtre.

      Derrière lui venait Catherine de Médicis, déjà voûtée par l'âge, car la reine-mère pouvait avoir à cette époque de soixante-six à soixante-sept ans, mais pourtant encore la tête ferme et droite, lançant sous son sourcil froncé par l'habitude un regard acéré, et, malgré ce regard, toujours mate et froide comme une statue de cire sous ses habits de deuil éternel.

      Sur la même ligne apparaissait la figure mélancolique et douce de la reine Louise de Lorraine, femme de Henri III, compagne insignifiante en apparence, mais fidèle en réalité, de sa vie bruyante et infortunée.

      La reine Catherine de Médicis marchait à un triomphe.

      La reine Louise assistait à un supplice.

      Le roi Henri traitait là une affaire.

      Triple nuance qui se lisait sur le front hautain de la première, sur le front résigné de la seconde, et sur le front nuageux et ennuyé du troisième.

      Derrière les illustres personnages que le peuple admirait, si pâles et si muets, venaient deux beaux jeunes gens: l'un de vingt ans à peine, l'autre de vingt-cinq ans au plus.

      Ils se tenaient par le bras, malgré l'étiquette qui défend devant les rois, — comme à l'église devant Dieu, — que les hommes paraissent s'attacher à quelque chose.

      Ils souriaient:

      Le plus jeune avec une tristesse ineffable, l'aîné avec une grâce enchanteresse: ils étaient beaux, ils étaient grands, ils étaient frères.

      Le plus jeune s'appelait Henri de Joyeuse, comte de Bouchage; l'autre, le duc Anne de Joyeuse. Récemment encore il n'était connu que sous le nom d'Arques; mais le roi Henri, qui l'aimait par-dessus toutes choses, l'avait fait, depuis un an, pair de France, en érigeant en duché-pairie la vicomte de Joyeuse.

      Le peuple n'avait pas pour ce favori la haine qu'il portait autrefois à Maugiron, à Quélus et à Schomberg, haine dont d'Épernon seul avait hérité.

      Le peuple accueillit donc le prince et les deux frères par de discrètes, mais flatteuses acclamations.

      Henri salua la foule gravement et sans sourire, puis il baisa son chien sur la tète.

      Alors, se retournant vers les jeunes gens:

      — Adossez-vous à la tapisserie, Anne, dit-il à l'aîné; ne vous fatiguez pas à demeurer debout: ce sera long peut-être.

      — Je l'espère bien, interrompit Catherine, — long et bon, sire.

      — Vous croyez donc que Salcède parlera, ma mère? demanda Henri.

      — Dieu donnera, je l'espère, cette confusion à nos ennemis. Je dis nos ennemis, car ce sont vos ennemis aussi, ma fille, ajouta-t-elle en se tournant vers la reine, qui pâlit et baissa son doux regard.

      Le roi hocha la tête en signe de doute.

      Puis, se retournant une seconde fois vers Joyeuse, et voyant que celui-ci se tenait debout malgré son invitation:

      — Voyons, Anne, dit-il, faites ce que j'ai dit; adossez-vous au mur, ou accoudez-vous sur mon fauteuil.

      — Votre Majesté est en vérité trop bonne, dit le jeune duc, et je ne profiterai de la permission que quand je serai véritablement fatigué.

      — En nous n'attendrons pas que vous le soyez, n'est-ce pas, mon frère? dit tout bas Henri.

      — Sois tranquille, répondit Anne des yeux plutôt que de la voix.

      — Mon fils, dit Catherine, ne vois-je pas du tumulte là-bas, au coin du quai?

      -Quelle vue perçante! ma mère; — oui, en effet, je crois que vous avez raison. Oh! les mauvais yeux que j'ai, moi, qui ne suis pas vieux pourtant!

      — Sire, interrompit librement Joyeuse, ce tumulte vient du refoulement du peuple sur la place par la compagnie des archers. C'est le condamné qui arrive, bien certainement.

      — Comme c'est flatteur pour des rois, dit Catherine, de voir écarteler un homme qui a dans les veines une goutte de sang royal!

      Et en disant ces paroles, son regard pesait sur Louise.

      — Oh! Madame, pardonnez-moi,

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