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Partie carrée. Gautier Théophile
Читать онлайн.Название Partie carrée
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Gautier Théophile
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
S'allongeant à côté de son compagnon, Jack lui prit des mains la lunette et se mit à regarder le vaisseau, qui émergeait des eaux graduellement et dont on pouvait déjà discerner le corps.
Quand il tomba dans l'aire du vent, des flocons de toile s'abattirent le long des mâts comme de blancs nuages.
– Ah! le voilà qui brasse plus de toile en une minute que dix tisserands de Spithfield n'en pourraient faire dans leur année, dit Jack.
Dès que l'impulsion de l'air se fit sentir, le navire pencha un peu sur le côté en inclinant gracieusement sa mâture comme pour son salut; puis il frissonna deux ou trois fois, et, redressé par un coup de barre, il reprit son aplomb, et une double frange d'écume argentée fila rapidement le long de ses flancs noirs.
– Quel joli navire! s'écria Jack, emporté par son enthousiasme; c'est ça qui doit filer crânement!
Apparemment que les gens qui montaient le navire ne partageaient pas les idées de Jack sur la vitesse de sa marche, car la voile de perroquet se déplia, et un foc installa son triangle à côté des deux autres focs déjà tendus et gonflés par la brise.
– Regardez donc, Mackgill, dit Jack en passant la lunette à son compagnon; il paraît qu'ils ne veulent pas perdre un souffle; avec tout ce chanvre dehors, le diable m'emporte s'il ne file pas quinze nœuds à l'heure.
Poussé par une fraîche brise, le navire avançait si rapidement, qu'au bout de quelques minutes, il n'y avait plus besoin de la lunette pour en discerner les détails.
– Ah ça! ils sont donc enragés, ou le capitaine a bu un muid de punch, s'écrièrent à la fois Jack et Mackgill, en voyant les bonnettes basses s'allonger avec les boute-hors à côté des voiles, et tremper leur extrémité dans la vague comme des ailes de goëland.
– S'ils continuent, dit Mackgill, ils vont sortir de l'eau et voler en l'air, ou chavirer la quille en dessus. Oh! le brave brick! il tient bon; pas un mât ne fléchit, pas un cordage ne craque, poursuivit-il avec admiration. Jamais contrebandier ayant à ses trousses un bâtiment de l'État, jamais navire marchand chargé d'or et de cochenille, pourchassé par un corsaire, ne décampa d'un train pareil. On dirait qu'il y va de leur vie; et pourtant je ne vois pas d'autre voile à l'horizon.
– Le capitaine Peppercul connaît son affaire; et, s'il donne de l'éperon à son navire, c'est qu'il est pressé ou payé grassement; il ne risquerait pas pour rien de se coiffer avec ses toiles et de boire un coup à la grande tasse salée de l'Océan. Il n'aime pas assez l'eau pour cela, dit sentencieusement Jack, et ce n'est pas sans raison qu'on nous a mis ici et qu'on m'a fait acheter une berline à ce damné Geordie.
– Dieu me pardonne, Jack, s'écria Mackgill, voilà qu'on met les pommes de girouette à tous les mâts.
– Il n'y a plus maintenant sur la Belle-Jenny de quoi se faire un mouchoir de poche. Toute la toile est employée.
– Quoique, Dieu merci! je ne craigne pas l'eau, à l'extérieur du moins, je préfère en ce moment avoir mis mes pieds sur ce roc que sur le pont du capitaine Peppercul.
A ce surcroît de voiles, les mâts se courbèrent comme des arcs; le taille-mer de la proue disparut presque entièrement sous la pression du vent, et une longue fusée d'eau écumeuse jaillit sur le pont comme ces rubans de bois qui s'élancent par le trou d'un rabot vigoureusement poussé.
– Toute la mâture va tomber sur le bastingage, dit Mackgill intéressé au plus haut point.
Rien ne bougea, et le navire, emporté comme un tourbillon, arriva tout près de la falaise; et, déshabillé en un clin d'œil de la toile qui le couvrait, il s'arrêta, montrant à nu son gréement fin et délié.
Un canot se détacha des flancs de la Belle-Jenny, et en quelques coups d'aviron amena à terre un homme qui paraissait en proie à la plus vive impatience.
– Une demi-heure de retard, murmura-t-il en prenant terre et en regardant sa montre. Où est la voiture?
Jack, qui était descendu ainsi que Mackgill, la fit avancer.
Quand le nouveau venu fut installé dans la berline, John renouvela sa question:
– Maître, où allons-nous?
– A Londres, et au vol! Il y aura trois guinées pour toi.
La voiture partit comme la foudre; les roues flamboyaient comme celles du char d'Élie.
Resté seul avec Mackgill, Jack formula cet apophthegme ingénieux:
– Voilà un particulier qui aime aller vite; il aurait été bien malheureux s'il était né tortue.
II
Little-John, enthousiasmé au delà de toute expression par la promesse d'un pourboire de trois guinées, fit exécuter à son fouet une série de claquements, de pétarades et de détonations à faire croire à un engagement de mousqueterie entre deux armées, car Little-John était un virtuose en ce genre de musique.
Les chevaux, exaspérés par le pétillement de cette fusillade, et aussi par la mèche du fouet, qui, dans ses arabesques vagabondes, leur cinglait et leur piquait les oreilles, tiraient à plein collier et se précipitaient dans l'espace avec une ardeur furibonde. Les roues tournaient si vite, qu'elles semblaient des disques pleins: les rayons avaient disparu dans le flamboiement de la rapidité.
L'inconnu s'était établi à l'angle de la voiture avec l'immobile résignation et la fureur concentrée d'une volonté puissante rencontrant des obstacles naturels et insurmontables, comme le temps et l'espace; sa main, allongée sur son genou, tenait encadrée dans sa paume une montre dont il suivait les aiguilles d'un œil inquiet; puis, jetant son regard à travers la portière sur les bords de la route, il mesurait la vitesse avec laquelle disparaissaient les arbres dans l'étroit carreau.
– La demi-heure perdue sera bientôt regagnée si les chevaux soutiennent ce train encore quelque temps, murmura le mystérieux personnage avec un soupir de satisfaction.
Ce personnage si pressé d'arriver mérite bien qu'on en retrace la physionomie en quelques coups de crayon.
Il était jeune, et sa figure régulière et froide, mais empreinte d'un cachet de réflexion et de volonté, accusait tout au plus vingt-six ou vingt-sept ans. Tout le bas du masque, coloré par des couches successives de hâle, trahissait de nombreux voyages ou de longs séjours dans l'Orient et les chaudes régions du tropique, car ce teint rembruni ne lui était pas naturel; le front légèrement découvert, et floconné de petites boucles de cheveux blonds très fins, avait des blancheurs satinées, et, préservé des ardeurs du soleil par l'ombre du chapeau, avait gardé tout l'éclat du sang septentrional.
Même après l'examen que nous venons de faire, il eût été difficile d'assigner un rang quelconque ou une position sociale distincte à l'individu assis sur les coussins de drap de Lincoln de la berline vert-olive du maître Geordie, qui eût poussé assurément les plus douloureuses interjections à voir la manière dont Little-John menait ses chevaux et sa voiture de prédilection.
Ce n'était pas un militaire. Il n'avait pas cette roideur gourmée, ce port de tête et cet effacement d'épaules qui fait reconnaître le fils de Mars au premier coup d'œil sous l'habit bourgeois. Ce n'était pas non plus un ministre. Sa physionomie, quoique grave et réfléchie, n'avait pas l'expression béate et l'aménité doucereuse qui sont propres aux gens d'Église. Encore moins un négociant. Son front blanc et pur n'était rayé par aucune de ces rides pleines de chiffres et de calculs sur les probabilités de la hausse ou de la baisse des sucres. Ce n'était pas non plus un dandy; mais on pouvait affirmer à coup sûr, en le regardant, qu'on avait devant les yeux un parfait gentleman.
Quel intérêt si urgent le faisait galoper sur la route de Londres comme si le salut de l'univers eût dépendu d'une minute de retard; fuyait-il