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Partie carrée. Gautier Théophile
Читать онлайн.Название Partie carrée
Год выпуска 0
isbn
Автор произведения Gautier Théophile
Жанр Зарубежная классика
Издательство Public Domain
Et il étala, en demi-cercle, sur la table, un nombre assez considérable de pièces.
– Je pourrais vous vendre à bon compte la chaise à deux places; mais elle a une roue cassée, et il faudrait du temps pour la raccommoder; ou bien encore le landau, si le ressort de derrière n'était pas brisé, dit l'hôtellier en se frottant l'aile du nez avec le doigt, tandis que, de l'autre main, il se tenait le coude; attitude que, de tous les temps, les sculpteurs et les peintres ont donnée à la perplexité méditative.
– Pourquoi, répliqua Jack, au lieu de ces affreux tombereaux démantibulés, ne pas me proposer tout de suite votre berline vert-olive doublée de drap de Lincoln, et qui a de si beaux stores de soie?
– Ma berline vert-olive, qui m'a coûté si cher! s'écria Geordie effrayé de l'énormité de la proposition; y pensez-vous?
– J'y pense. Le prix n'est pas un obstacle; en vous la payant plus que vous ne l'avez achetée, vous consentiriez sans doute à vous en défaire?
En disant ces mots, Jack, d'un air fort grand seigneur, laissa tomber négligemment à côté des autres pièces une dizaine de guinées, de manière à fermer presque entièrement le cercle d'or commencé.
– C'est un grand seigneur déguisé se dit intérieurement l'hôtelier en faisant un signe d'acquiescement à la phrase péremptoire de Jack.
– Sans doute, à ces conditions-là, je pourrais consentir à m'en séparer, continua-t-il à haute voix. Et quand Votre Honneur aura-t-elle besoin de la berline?
– Sur-le-champ. Dites au postillon de s'habiller, et faites atteler le plus promptement possible.
– Deux minutes pour sortir la voiture de la remise, dix minutes pour harnacher les chevaux et les attacher au brancard, cela fait douze, et trois à Little-John pour endosser sa veste, entrer dans ses bottes et remettre une mèche neuve à son fouet; total, quinze minutes; et vous roulerez sur le chemin du plus joli train du monde.
– Quinze minutes, mais pas une de plus, dit Jack en tirant de son gousset une grosse montre d'argent, ou, par minute de retard, j'applique sur votre précieux abdomen une de ces tapes qui vous mettent de si mauvaise humeur.
Pour éviter un semblable inconvénient, maître Geordie sortit précipitamment et donna les ordres nécessaires; puis il revint et demanda à Jack, par une longue habitude de pousser à la consommation, s'il ne prendrait pas quelque chose en attendant que la berline fût attelée.
– Son Honneur désirerait-elle un verre de sherry ou de porto, ou de punch à l'arack?
– Rien du tout, maître Geordie; ce n'est pas que je doute de l'excellence de votre cave et de l'habileté de vos préparations.
– Est-ce que vous appartiendriez, par hasard, à une société de tempérance? dit l'hôtelier surpris d'une telle sobriété.
– Je ne suis pas assez ivrogne pour cela, répondit Jack en riant, et je n'ai pas besoin des sermons du père Matthews; mais j'ai fait serment de ne rien prendre aujourd'hui.
– C'est quelque papiste sans doute, grommela Geordie, auquel un pareil serment paraissait plus imprudent encore que celui de Jephté.
– Eh bien, j'avalerai du moins cette rasade à votre intention, ajouta Geordie extrêmement affligé à cette idée qu'il ne se buvait rien.
– Je puis regarder boire sans fausser ma promesse, dit Jack, et même je n'en ai que plus de mérite, puisque je résiste à la tentation. Votre vin a une si belle couleur!
– Un vrai rubis liquide, monsieur; et quel bouquet! les violettes du printemps n'en ont pas un plus fin, dit l'hôtelier, emporté par un mouvement lyrique et portant son verre sous le nez de Jack.
Jack huma tout l'arome du vin par une aspiration profonde à laquelle succéda une expiration modulée en soupir.
On eût cru qu'il allait céder à un vin dont il appréciait si bien le mérite, et Geordie inclina le goulot de la bouteille sur le bord du second verre; mais Jack était un gaillard bien trempé et d'une volonté ferme. Il reprit possession de lui-même en un clin d'œil, et, portant à la figure du tavernier la montre qui marquait quatorze minutes et demie, il étendit sa large main découpée en éclanche de mouton d'un air de menace railleuse.
– Il y a encore trente secondes, cria Geordie d'une voix étranglée et tâchant de changer en ligne concave la ligne convexe de sa panse, chose difficile, pour ne pas dire impossible.
L'aiguille allait toucher la quinzième minute: déjà l'impitoyable Jack balançait sa main pour lui donner plus de volée, et Geordie défendait son embonpoint par des croisements de bras plus compliqués que ceux de la Vénus pudique.
Par bonheur, le claquement de fouet de Little-John et le roulement de la berline vert-olive qui sortait de la cour vint mettre fin à cette situation embarrassante et pathétique. Jack laissa tomber sa main, Geordie se redressa.
– J'avais dit quinze minutes, exclama Geordie avec l'enivrement de la ponctualité satisfaite.
– Votre bedaine l'a échappé belle, dit Jack en montant dans la berline et en s'asseyant sans la moindre déférence sur les coussins de drap vert de Lincoln.
– Où allons-nous, maître? demanda le postillon.
– Sortons d'abord du village, et je vous dirai ensuite quelle route il faut prendre, répondit Jack, qui ne se souciait sans doute pas de faire savoir à maître Geordie et aux quelques oisifs amassés pour assister au départ de la berline le véritable but de son voyage.
Quand on fut sorti du village, Little-John, se retournant vers la berline, dit à Jack:
– Maître, faut-il prendre la route de Londres?
– Non pas, mon garçon, répondit Jack; vous allez me faire le plaisir de longer la côte jusqu'à ce que je vous dise de vous arrêter.
Little-John, assez étonné, poussa ses chevaux dans cette direction sans témoigner cependant sa surprise; car maître Jack, quoiqu'il fût facétieux à ses heures, avait, il faut l'avouer, la mine en général rébarbative et peu rassurante.
– Sans doute, se dit Little-John, il s'agit de l'enlèvement de quelque jeune demoiselle qui, d'un château ou d'un cottage voisin, fera semblant de venir regarder la mer et dessiner les horizons, et qui ne fera qu'un saut de terre dans la voiture. J'aime beaucoup les enlèvements, car les amoureux qui se sentent des parents ou des tuteurs aux trousses payent en général fort bien; pourtant ce gaillard-ci n'a guère les apparences d'un séducteur.
On suivit pendant quelques milles le rivage, sur lequel la mer déroulant ses volutes uniformes apportait et remportait avec un bruit sourd les galets polis par cette lente usure.
Non loin d'une falaise blanchâtre, assez escarpée et qui dominait l'Océan, Jack cria: «Arrêtez!» sans qu'il y eût aucune raison apparente de faire halte, car bien loin à la ronde on n'apercevait ni maison, ni ferme, ni manoir, ni chemin tracé.
Jack descendit de voiture et se dirigea vers la falaise, qu'il gravit avec la légèreté d'un chat, d'un marin ou d'un contrebandier, s'aidant des moindres aspérités, s'accrochant aux touffes de fenouil et de genévrier qui pendaient ça et là comme des barbes au menton raboteux du rocher; il eut bientôt atteint le faîte, suivi par les regards étonnés de Little-John, qui ne se serait jamais imaginé qu'on pût arriver là sans poulie et sans échelle.
Lorsque Jack atteignit la plate-forme, un individu couché par terre sur le ventre, de manière à ce qu'on ne l'aperçût point d'en bas, et qui tenait une longue-vue dirigée vers la pleine mer, releva un peu la tête et dit:
– Ah! c'est vous, Jack! La voiture est-elle prête?
– Oui, et attelée de quatre bons chevaux.
– C'est bien. Le vaisseau est en vue; je l'ai reconnu à la flamme rouge et jaune qui est le signal arrêté entre nous.
En effet, on pouvait, même à l'œil nu, discerner