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monsieur, merci!

      Le général, sur ces mots, se leva comme un lion en furie, la moustache hérissée, les narines ouvertes et fumantes; il regarda le jeune comte avec un air de véritable férocité, et, l'attirant soudain sur sa poitrine, il l'embrassa cordialement. Il marcha ensuite vers la porte avec sa solennité accoutumée, enleva une larme sur sa joue d'un doigt furtif, et sortit.

      C'était un brave homme que le général, et, comme beaucoup de braves gens, il n'avait pas été heureux en ce monde. On pouvait rire de ses travers, on ne pouvait lui reprocher aucun vice. Il avait l'esprit un peu étroit, le cœur immense. Il était timide au fond, surtout avec les femmes. Il était délicat, passionné et chaste. Il avait peu aimé, et n'avait pas été aimé du tout. Il prétendait avoir pris sa retraite sur un passe-droit qu'on lui avait fait. Voici quel était en réalité ce passe-droit. Il avait épousé à quarante ans la fille d'un pauvre colonel tué à l'ennemi. Après quelques années de mariage, cette orpheline l'avait trompé, de complicité avec un de ses aides de camp. La trahison lui avait été révélée par un jeune rival, qui avait joué en cette occasion le rôle infâme de Iago. M. de Campvallon avait alors déposé ses épaulettes étoilées, et, dans deux duels successifs, dont on se souvient en Afrique, il avait tué à deux jours de distance le coupable et le dénonciateur. Sa femme était morte peu de temps après, et il était resté plus seul au monde que jamais. Il n'était pas homme à se consoler dans des amours vénales; un propos grivois le faisait rougir. Le corps de ballet lui faisait peur. Il n'eût osé l'avouer; mais ce qu'il rêvait à son âge avec ses moustaches menaçantes et sa mine terrible, c'était l'amour dévoué d'une grisette, aux pieds de laquelle il eût pu répandre sans honte et surtout sans défiance toutes les tendresses de son cœur héroïque et simple.

      Dans la soirée du jour qui avait été marqué pour M. de Camors par ces deux épisodes intéressants, mademoiselle de Luc d'Estrelles ne descendit pas pour dîner. Elle fit dire qu'elle avait une forte migraine, et qu'elle priait qu'on l'excusât. Ce message fut accueilli par un murmure général et par quelques paroles aigres de madame de la Roche-Jugan, qui semblaient signifier que mademoiselle de Luc d'Estrelles n'était pas dans une situation de fortune à se permettre d'avoir la migraine. Le dîner n'en fut pas moins gai, grâce à madame Bacquière et à madame Van Cuyp, et aussi à leurs deux maris, qui étaient arrivés de Paris ce soir-là pour passer leur dimanche avec elles. Afin de célébrer cette heureuse réunion, ils se mirent tous les quatre à boire du vin de Champagne à flots, tout en parlant argot et en imitant les acteurs; — ce qui fit beaucoup rire les domestiques.

      Quand on retourna au salon, madame Bacquière et madame Van Cuyp jugèrent délicieux de prendre les chapeaux de leurs maris, de mettre leurs pieds dedans, et de courir en cet équipage un petit steeple-chase d'un bout du salon à l'autre. Pendant ce temps, madame de la Roche-Jugan touchait le pouls du général et le trouvait extrêmement capricant.

      Le lendemain matin, à l'heure du déjeuner, tous les hôtes du général étaient réunis dans ce même salon, à l'exception de mademoiselle d'Estrelles, dont apparemment la migraine se prolongeait. On remarquait aussi l'absence du général, qui était la politesse et l'exactitude mêmes. On commençait à s'en inquiéter, quand les deux battants de la porte s'ouvrirent tout à coup: le général entra, tenant mademoiselle d'Estrelles par la main. La jeune fille avait les yeux fort rouges et le visage fort pâle. Le général était écarlate; il s'avança de quelques pas comme un acteur qui va saluer le public, promena autour de lui des regards foudroyants, et poussa un hem! qui fut répété en écho par les cordes basses du piano.

      — Mes chers hôtes et amis, dit-il alors d'une voix tonnante, permettez-moi de vous présenter la marquise de Campvallon d'Arminges!

      Une banquise du pôle arctique n'est ni plus silencieuse ni plus froide que ne le fut le salon du général à la suite de cette déclaration. — M. de Campvallon, tenant toujours mademoiselle d'Estrelles par la main, gardait sa position centrale, et continuait de lancer des regards foudroyants sur l'assistance; mais ses yeux commençaient à s'égarer et à rouler convulsivement dans leurs orbites, tant il était étonné lui-même et embarrassé de l'effet qu'il avait produit.

      M. de Camors vint à son secours, il lui prit la main et lui dit:

      — Recevez tous mes compliments, général... Je suis sincèrement heureux de votre bonheur... et puis cela est digne de vous!

      S'approchant ensuite de mademoiselle d'Estrelles, il s'inclina avec une grâce sérieuse et lui serra la main.

      Quand il se retourna, il eut la stupeur d'apercevoir sa tante de la Roche-Jugan dans les bras du général. Elle passa de là dans ceux de mademoiselle d'Estrelles, qui craignit un instant, à la violence de ses caresses, qu'elle n'eût l'intention secrète de l'étouffer.

      — Général, dit alors madame de la Roche-Jugan d'un ton plaintif, je vous la recommande, n'est-ce pas?.. je vous la recommande bien, n'est-ce pas?.. c'est ma fille... mon second enfant!.. Sigismond, embrassez votre cousine... Vous permettez, général? Ah! on ne connaît vraiment tout son amour pour ces êtres-là que quand on les perd... Je vous la recommande bien, n'est-ce pas, général?

      Et madame de la Roche-Jugan fondit en larmes.

      Le général, qui commençait à concevoir une haute opinion du cœur de la comtesse, lui protesta que mademoiselle d'Estrelles trouverait en lui un ami et un père. Sur cette douce assurance, madame de la Roche-Jugan alla s'asseoir dans un coin solitaire, à l'ombre d'un rideau, où on l'entendit pleurer et se moucher pendant plus d'une heure; — car elle ne put déjeuner, le bonheur lui coupant l'appétit.

      La glace une fois rompue, tout le monde se montra convenable. Les Tonnelier, toutefois, ne s'épanchèrent pas avec autant d'effusion que la tendre comtesse, et il fut aisé de voir que madame Bacquière et madame Van Cuyp ne se représentaient pas sans amertume la pluie d'or et de diamants qui allait tomber sur leur cousine et consteller sa beauté. M. Bacquière et M. Van Cuyp en souffrirent naturellement les premiers, et leurs charmantes femmes leur firent entendre à diverses reprises dans la journée qu'elles les méprisaient profondément. Ce fut un triste dimanche pour ces messieurs.

      La famille Tonnelier sentit, d'ailleurs, qu'elle n'avait plus rien à ménager, et elle partit le lendemain pour Paris après des adieux un peu secs.

      La conduite de madame de la Roche-Jugan fut plus noble. Elle déclara qu'elle servirait de mère à sa Charlotte bien-aimée jusqu'au pied des autels et jusqu'au seuil de la chambre nuptiale, qu'elle s'occuperait de son trousseau avec enthousiasme, et que le mariage aurait lieu chez elle.

      — Le diable m'emporte! ma chère comtesse, lui dit le général au comble du ravissement, il faut que je vous avoue une chose: vous m'étonnez!.. J'ai été injuste, cruellement injuste envers vous! Oui, ma foi! je m'en accuse, je vous croyais dure, intéressée, peu franche... Et bien, pas du tout: vous êtes une excellente femme, un cœur d'or, une belle âme. Ma chère amie, vous avez trouvé le vrai moyen de me convertir, puisque vous y tenez... J'ai quelquefois pensé qu'en fait de religion l'honneur suffisait à un homme, n'est-ce pas, Camors?.. Mais je ne suis pas un mécréant, ma chère comtesse... et, ma parole sacrée, lorsque je vois de parfaites créatures comme vous, j'ai envie de croire tout ce qu'elles croient, quand ce ne serait que pour leur être agréable!

      M. de Camors, moins naïf, se demandait avec intérêt quel pouvait être le secret de la politique nouvelle de sa tante. Il n'eut pas besoin de beaucoup d'efforts pour le pressentir. Madame de la Roche-Jugan, qui avait fini par se convaincre elle-même de l'anévrisme du général, se flattait que les soucis du mariage pourraient accélérer les destins de son vieil ami. En tout cas, M. de Campvallon avait plus de soixante ans; Charlotte était jeune, et Sigismond aussi, Sigismond attendrait donc quelques années, s'il le fallait, et il ferait tout doucement sa cour à la jeune marquise, jusqu'au jour où il l'épouserait avec toutes ses dépendances, sur le mausolée du général. — C'était ainsi que madame de la Roche-Jugan, un moment écrasée sous le coup inattendu qui ruinait toutes ses espérances, avait soudain modifié ses plans et changé ses batteries,

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