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n’avez encore effilé que quatre morceaux, monsieur Aymeris? C’est comme cela qu’on mange froid. Pierre s’est habitué à la patience de Mme Demaille! Pour moi, un repas n’est jamais assez court.

      Les femmes de chambre pouffent de rire.

      – Poli pour nous, merci! dit le président Lachertier.

      – Pardon, mes amis! je vous aime beaucoup, mais dans le salon! Les histoires du Palais n’en finissent plus!.. M. Aymeris va encore nous attendrir sur quelqu’un… Nous connaissons les chéris de Pierre, n’est-ce pas, mon Président? Tous des saints du Paradis… allons! allons! faites vite, monsieur Aymeris! le caneton, s’il vous plaît! si l’on ne nous sert pas, je retourne à mon fauteuil. Elle trépigne d’impatience.

      M. Aymeris s’interrompt encore.

      Sa femme décide:

      – Allons tous nous asseoir confortablement, mes amis! Notre avocat est comme Deldevez, le chef d’orchestre qui ralentit tous les mouvements. Servons chaud!

      Mme Aymeris, d’un trait juste et pittoresque, condamnait et louait implacablement, provoquant des rires approbatifs, des réticences de la part des timides, ou une grimace de Mme Demaille qui glissait au maître de la maison un regard d’entente et de pitié.

      – Alice est infernale! murmurait-elle, entre ses dents.

      – Ce soir, disait parfois le patron, nous nous passerons du concours d’Antonin: il a sa crise!

      Antonin prétendait souffrir de la goutte comme son maître; et Mme Aymeris ajoutait: – Rhumatisme sympathique, goutte par dévouement! Antonin a peur de passer pour le fils de sa dondon de femme, puisqu’il a été assez sot pour épouser Domenica, son Italienne qui a vingt ans de plus que lui… Et ils sont amoureux! c’est ridicule! Elle devrait se calmer, cette goule.

      Mme Demaille regardait Mme Aymeris de travers, et lui jetait:

      – Ces mots! Antonin est las, ma chère! on ne conserve pas toujours l’aspect des tendrons!

      – Parlez pour vous, ma belle, avec vos cheveux noirs! La vie ne creuse pas de sillons dans vos joues. En effet, j’envie votre sérénité!

      Mme Demaille s’apprêtait à répondre. Un coup de coude de M. Aymeris voulait dire: – Ma bonne amie, chère bonne… vous écoutez encore Alice?..

      Alice levait les yeux au ciel, ou prenait à témoin le Président, tandis que Mlle Sybille toussait, buvait pour feindre de pousser quelque chose qui ne passait pas; nerveuse elle n’avait plus goûté à un poisson, depuis une fameuse arête difficilement extraite de sa gorge par Nélaton, avec des pinces que la vieille demoiselle portait dans un étui, en cas de récidive…

      – C’est que nous n’avons plus de chirurgien! disait-elle pendant que les colères grondaient au loin.

      – Bataille de dames! Hé là, Môssieur Berryer! Où sont vos confrères? Il y a bien quelque repas de corps, ce soir, à la Galerie Montpensier! On vous y attend… au moins vous ne vous disputeriez pas, là-bas…

      C’était le Président, et ses cruelles plaisanteries.

      – On m’insulte à ma propre table! grommelait Me Aymeris, en resserrant sa cravate de satin noir qui, en trois tours, pressait un col-carcan dont les coins entraient dans ses bajoues encore grasses.

      Lors des «piques» trop vives, le général louait le moelleux sans pareil des sauces, les carpes à la Chambord, les escalopes Vatel, les charlottes russes, mais ne rassérénait point l’atmosphère:

      – Vous faites toujours venir de chez Petit, le pâtissier de la place de Passy, ma cousine.

      Mme Aymeris s’écriait:

      – Mais non! Domenica pinxit! mon cousin, vous n’êtes donc plus connaisseur?

      Georges s’ennuyait à mourir, même à côté de M. Maillac et de M. Fioupousse.

      Il y avait des dîners réussis; des dîners ternes; il y en avait où des discussions s’élevaient entre Fioupousse et le Président; il y avait les repas où l’irritation silencieuse du maître faisait perdre à Mme Aymeris tout contrôle sur elle-même. Le plus souvent, routines, redites; le Président proposait alors:

      – M. Aymeris, rajeunissons les cadres! Qu’en pensez-vous, mon général? et vous mon colonel? Nous avons la jambe cotonneuse!

      Ceux-ci amèneraient des sous-lieutenants; on ferait venir les tantes Lili et Caro. Ceci, d’un effet comique toujours sûr.

      Après le dîner, le Président jouait avec le Colonel au tric-trac dans le salon rouge; deux bougies à abat-jour verts vacillaient sur la table. Dans le cabinet de l’avocat, infusait la camomille. Mme Demaille et Mlle Lachertier s’endormaient. M. Aymeris faisait une partie de cartes avec les autres. Mme Aymeris regardait la pendule. Georges appelait M. Maillac au piano; c’était une partition à quatre mains, de Wagner; un oratorio de Schumann; ou quelque œuvre nouvelle à déchiffrer. Diogène-Christophe Fioupousse racontait Delacroix, Théophile Gautier, Baudelaire, une visite à son ami Manet, ou les curieux tableaux de théâtre d’un certain Degas. Georges, d’après des descriptions de «peinture au pétrole», à la façon des décors, avait fini par se représenter l’artiste comme un ouvrier, quoique Fioupousse eût dit:

      – M. Degas, comme Edouard Manet, un fils de famille.

      Vinton-Dufour, du Salon des Refusés, aimait Manet comme un frère, mais, sur sa nouvelle manière, se réservait. Il reconnaissait qu’Edouard avait fait de la bonne peinture jadis, avant que Claude Monet ne le dévoyât. Georges craignait Vinton et l’admirait tout de même, car Léon Maillac l’avait élevé dans le culte de cet «ours», mais Vinton dédaignait trop les études de Georges, ses essais de gamin. On demandait à Vinton: – Avez-vous vu ce que Georges a peint cette semaine, là-haut? Qu’en pensez-vous? Il me semble en progrès.

      Vinton-Dufour rechignait à répondre. Une fois il dit au Président: – On devrait décourager Georges; il réussirait mieux dans la carrière diplomatique.

      Mlle Sybille Lachertier rapporta le propos à Lili et à Caroline, en prenant une tasse de chocolat, ou «le doigt de Marsala» de ces demoiselles. Elles se réjouirent, souhaitant que Georges servît la France, sinon par les armes, du moins dans la diplomatie qui dispose de leur emploi. Elles attendaient le verdict du prochain conseil de revision: une hantise pour les Aymeris!

      Georges fut exempté du service, son genou ayant encore gonflé; le mal s’aggravait à chaque promenade à cheval qu’il s’offrait, en cachette du chirurgien et pour le plaisir d’être seul avec le cher Patrik de Jessie. Un épanchement chronique de synovie le faisait boiter assez bas. Définitivement libre, qu’allait-il faire? Il le savait mieux que jamais, malgré les avis de Vinton-Dufour.

      Lili et Caroline ambitionnaient que Georges, s’obstinant à peindre, étudiât avec Detaille ou Alphonse de Neuville – «presque des soldats, ma chère!» Elles s’avisèrent qu’une dame de Versailles, amie du général Du Molé, était la sœur du peintre virtuose, l’Alsacien Beaudemont-Degetz. Elles obtinrent une introduction auprès de lui et se rendirent à son hôtel de la rue Jouffroy.

      Un valet de pied, à boutons d’or, introduisit ces demoiselles dans une salle ennoblie d’armures, de drapeaux et d’uniformes, où un canon historique menaçait de sa gueule le traîneau de l’impératrice Joséphine; une esquisse du baron Gros remplissait le fond de la pièce; c’était un musée de souvenirs napoléoniens réunis par le peintre militaire.

      Une portière de velours, à aigles d’argent, soulevée par le serviteur, donna passage à un homme, jeune encore, en dolman de peluche noire, la rosette de la Légion d’honneur à la boutonnière; ces demoiselles furent du coup conquises, le maître avait l’air d’un capitaine de chasseurs à cheval! Il n’y aurait pas, chez M. Beaudemont, de ces modèles féminins dont elles appréhendaient pour Georges le commerce; mais d’anciens turcos, peut-être un ex-Cent-Garde, des cuirassiers, de vieux braves. Il parut qu’on trouverait un terrain d’entente,

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