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nous évitons à dessein de transcrire une scène intime que les Mémoires rapportent tout au long; elle nous a paru chargée en couleur et inutile à recueillir pour en orner cette biographie… Nous voici de nouveau, avec Berlioz, dans la capitale, pendant l'hiver de 1826. Il commença par louer une très-petite chambre, au cinquième, dans la Cité, au coin de la rue de Harlay et du quai des Orfévres, s'imposa un régime alimentaire plus rigoureux peut-être que celui des solitaires de la Thébaïde; mais ces économies ne suffirent pas à lui permettre de s'acquitter envers l'ami généreux, qui lui avait prêté naguère douze cents francs pour l'exécution de la messe à Saint-Roch. Comme la moitié de la somme était encore due, l'ami, M. de Pons, crut bien faire en réclamant cet argent à M. Berlioz père. Celui-ci, pour le coup, signifia à son fils qu'il n'eût plus à compter sur un budget mensuel: – Qu'importe! pensa le déshérité, je suis accoutumé à vivre de peu; et puis n'ai-je pas trouvé des leçons de solfège à un franc le cachet?

      Cette maigre ressource lui suffisait. Il eut la bonne fortune de rencontrer un Côtois de ses amis, étudiant en pharmacie, Antoine Charbonnel, et, comme la misère est plus facile à supporter à deux, les jeunes gens s'associèrent. Ils s'établirent, rue de la Harpe, au quartier Latin. Ils n'y menaient pas une existence de nababs; on nous a communiqué le registre sur lequel ils inscrivaient leurs dépenses quotidiennes; c'est on ne peut plus instructif.

      En septembre, premier mois de l'association, ils commencent par acheter les ustensiles nécessaires à leur petit ménage: deux fourneaux, un pot à boulli (sic), une écumoire, une soupière, huit assiettes à quatre sols, et deux verres à quarante centimes. Le registre va du 6 septembre 1826 au 22 mai de l'année suivante. Les poireaux, le vinaigre, la moutarde, le fromage, l'axonge, y jouent les rôles principaux. Certaines journées paraissent avoir été terribles, surtout vers les fins de mois. Le 29 septembre, par exemple, les deux étudiants ont vécu de quelques grappes de raisin; le 30, leur dépense s'est élevée à:

      Le 1er janvier, jour où tout le monde est en fête, Charbonnel, qui avait sans doute des connaissances en ville, est allé dîner au dehors: Hector, sans parents, sans amis, est resté seul, devant les tisons éteints de son triste foyer. Il a grignoté une croûte de pain desséchée (40 centimes) en attendant la gloire et en se récitant des vers de Thomas Moore, auteur qu'il venait de découvrir et qui lui causait une impression profonde. La belle jeunesse, les espérances en l'avenir, l'ont consolé des rigueurs du présent; sa pensée s'est envolée vers les triomphes futurs et son front a frissonné sous les lèvres imaginaires d'une bonne fée qui lui promettait le génie et le succès. O songes délicieux! les plus doux, les plus enchanteurs, ne se font-ils pas dans ces mansardes d'artistes, traversées par la bise de l'hiver ou chauffées par la violente canicule de juillet? avoir devant soi un horizon infini et songer qu'on remplira de bruit, de lumière et d'ambition assouvie, tout cet espace! fouler aux pieds les ennemis, ou, mieux encore, se sentir la force et le dédain de leur pardonner! Toucher au but et être récompensé de tant d'efforts par les caresses d'une femme aimée!.. N'est-ce pas là ce qui se rêve à chaque instant sous les lambris peu dorés d'un sixième étage et ce qu'emporte vers les nuages la fumée de la grande ville, aux approches du soir?

      En mai 1827, la gêne des deux camarades semble avoir cessé; l'un deux, je crois que c'est Charbonnel, annonce sur son cahier de dépenses, qu'il va partir: pour où? Nous l'ignorons. Toujours est-il que celui-là se livre à de nombreux achats assez excentriques: une paire d'éperons, un ruban avec clef et anneau doré, une paire de bamboches; on sent le jeune homme qui veut briller et faire bonne figure en province; il porte son chapeau chez le chapelier et fait repasser ses rasoirs11. Franchement, l'année avait été rude. Dans un moment de désespoir, Berlioz, à bout de ressources, avait sollicité et obtenu une place de choriste sur les planches du théâtre des Nouveautés; cette profession bizarre ne l'empêchait pas de suivre les cours de Lesueur et de Reicha, mais elle l'humiliait assez pour qu'il se dérobât le plus possible aux yeux indiscrets pendant l'exercice de ses fonctions dramatiques. Charbonnel, très-fier, eût été humilié de vivre sous le même toit qu'un baladin; Charbonnel se fâchait quand son ami portait ostensiblement dans la rue les provisions nécessaires au déjeuner ou au souper du ménage. Si l'étudiant en pharmacie avait su qu'il cohabitait avec un choriste, c'eût été une rupture complète.

      Cependant l'Institut, en 1828, mit au concours une cantate: Orphée déchiré par les bacchantes, et, cette fois, Hector ne fut pas honteusement repoussé. Le jury se contenta de déclarer inexécutable le morceau présenté par le candidat. Berlioz, outré de dépit, jura que sa cantate inexécutable serait exécutée et demanda la salle du Conservatoire pour y donner un concert. M. de la Rochefoucauld, de qui dépendait l'autorisation, avait une réputation d'homme pudique parce qu'il avait prescrit aux danseuses de l'Opéra d'allonger leurs jupes; mais c'était un protecteur éclairé de l'art et des artistes. L'autorisation fut accordée; Cherubini, directeur du Conservatoire, eut beau protester, M. de la Rochefoucauld donna des ordres formels.

      Ce fonctionnaire avait-il, manquant à toutes les traditions administratives, deviné le talent du jeune compositeur? Il est permis de le croire, puisque, tant que M. de la Rochefoucauld resta au pouvoir, Berlioz ne cessa d'avoir recours à ce gracieux Mécène. L'année suivante, un ballet sur Faust ayant été reçu à l'Opéra, Hector s'adressait de nouveau à son protecteur habituel, le surintendant des théâtres, et se recommandait à lui en ces termes:

      «Le jury de l'Académie de musique a reçu, il y a deux mois, un ballet de Faust. M. Bohain, qui en est l'auteur, désirant me fournir l'occasion de me produire sur la scène de l'Opéra, m'a confié la composition de la musique de son ouvrage, à condition que M. le surintendant voudrait bien m'agréer. Si M. le surintendant veut connaître mes titres, les voici: j'ai mis en musique la plus grande partie des poésies de Gœthe; j'ai la tête pleine de Faust et si la nature m'a doué de quelque imagination, il m'est impossible de rencontrer un sujet sur lequel cette imagination puisse s'exercer avec plus d'avantages…12

      Pour parler ainsi à un grand de la terre, il fallait avoir reçu des preuves antérieures de sa bienveillance.

      Le concert dans la salle du Conservatoire n'eut point lieu sans accidents. Alexis Dupont, l'un des solistes, fut pris d'un enrouement subit, la veille du concert, un trio avec chœurs fut chanté sans chœurs, par la faute des choristes qui manquèrent leur entrée; quant à la cantate d'Orphée, qui figurait sur le programme, on se vit obligé de la supprimer, à cause des défaillances de l'orchestre. Nos virtuoses parisiens ont fait, sous le rapport de la science et du mécanisme, d'immenses progrès; ils riraient bien aujourd'hui des difficultés qui ont arrêté l'archet de leurs ancêtres. Bien entendu, le concert ne rapporta rien à celui qui l'avait organisé; mais M. Fétis, qui faisait autorité, dit, un soir, dans un salon, le dos tourné vers la cheminée et en se chauffant les jambes: – Voilà un début qui promet!.. – Et cette parole de M. Fétis fut très-répétée.

      Dès lors, on commença, dans le monde musical, à compter sur Berlioz; on le considéra comme un élève qui prenait des licences fatales, qui s'affranchissait du joug et qu'il faudrait ramener à la vertu; mais son prix de Rome, obtenu en 1830, au bruit du canon des barricades, n'étonna personne. Le prix, cette année-là, fut partagé entre deux concurrents; le second lauréat de l'Institut était Alexandre Montfort, auquel on doit un ballet pour Fanny Essler, la Chatte métamorphosée en femme, et trois ou quatre opéras comiques dont le meilleur, Polichinelle, n'est guère bon.

      Le séjour de Berlioz à Rome ne le réconcilia point avec la musique italienne, qu'il détestait; à la villa Médicis, au café Gréco, il forma avec Liszt, Mendelssohn, une bande à part, connue sous le nom de Société de l'indifférence en matière universelle13. Mendelssohn, aussi excellent pianiste que grand compositeur, régalait d'harmonie les pensionnaires du gouvernement; ceux-ci l'arrachaient souvent à ses travaux et l'on flânait, de compagnie. On causait de Beethoven, de Schiller, de Gœthe, de Haydn, de Mozart; en

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<p>11</p>

Cahier des dépenses de Berlioz; manuscrit autographe communiqué par madame Damcke.

<p>12</p>

Lettre autographe, vendue par M. Laverdet: 30 mars, 1863.

<p>13</p>

Voir la lettre XXV adressée à Liszt.