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sa chaise pour aller la débarrasser de son sac, de ses livres ou de ce qu’elle apportait d’autre ce jour-là. Et puis un jour : le choc! Mademoiselle Kadir devient toute rouge lorsque Katy, se précipite vers elle avec enthousiasme. Oh là, elle en a sans doute trop fait. « Tu viendras me voir après le cours, quand les autres iront en récréation, Catherine. » Mademoiselle est furieuse, son visage est passé du rouge au blanc, avant de redevenir rouge. Une ride de colère est même venue barrer son front. La pauvre Katy devient à moitié folle, plus moyen de se concentrer. Elle n’a pas l’impression d’avoir fait quelque chose de mal, mais ça ne joue aucun rôle dans le fait d’être punie ou de ne pas être punie. Rien de nouveau pour elle. Katy se sent complètement perdue. Son idole, celle qui est tout pour elle, est en colère. Oh, oh, oh, mais qu’est-ce que j’ai fait ? Elle ne m’aime plus, maintenant ! Lorsque le satané cours est enfin terminé, mademoiselle Kadir prend Katy à part : « Pourquoi me regardez-vous avec une telle insistance, mademoiselle Ben Ali ? Katy, ma petite, qu’est-ce qui t’arrive ? » Katy, le regard perdu dans le vide, ne comprend rien à rien, et elle répond d’une voix douce, à peine un souffle : « Parce que vous êtes trop belle, mademoiselle. » Paf ! C’est sorti tout seul, pas moyen de l’effacer. Katy se mord la langue. Trop tard. Les joues de mademoiselle Kadir sont à nouveau rouge pivoine, et elle envoie Katy rejoindre les autres : « Allez, sortez dans la cour avec les autres, mais à partir de maintenant vous irez vous asseoir un peu plus loin dans la classe, Ben Ali ! » C’est la première fois qu’on bannit Katy au fond de la classe, mais c’est loin d’être la dernière. Katy, complètement dépitée, va passer le reste de la récréation dehors, sans savoir une fois de plus ce qu’elle a fait de mal, ou comment elle aurait dû agir pour bien faire. C’est quand même bizarre que ce soit aussi difficile de distinguer les bonnes actions des mauvaises.

      Je veux me tirer d’ici

      Le Havre, avril 1963 +++++ Le père est sorti, la mère remet la viande dans le torchon. Les deux grands jouent au foot dans la cour et ce petit pisseux de Laurent court comme un fou dans la cuisine, poussant un cri de victoire à chaque fois qu’il réussit à couper un cafard en deux. A la télé, le président gesticule en parlant du nucléaire, bla bla bla. La chanson « Je suis d’accord » de Françoise Hardy, qui passe à la radio, n’a malheureusement aucune chance. Le niveau sonore dans l’appartement de la famille Ben Ali bat décidément des records. Personne en vue, la petite Katy n’a le champ libre. Elle referme doucement la porte de la salle de bain, enfonce soigneusement une feuille de papier toilette roulée en boule dans le trou de la serrure et en coince une autre sous la porte pour la bloquer. Il ne faut pas que Katy se fasse prendre, dans cette maison, l’hygiène, on ne voit pas à quoi ça sert. Pour le père, si on se lave, c’est qu’il nous manque une case. Mais il le faut aujourd’hui, c’est décidé. Madame Doucelle a annoncé sa visite pour l’après-midi et Katy veut être toute propre en l’honneur de cette dame très chic, comme une petite princesse. Eh merde. C’est dingue, complètement dingue. Oh non, la baignoire est pleine de linge sale, plusieurs chemises à carreaux sont en train de sécher sur une corde à linge au-dessus, et des serviettes hygiéniques usagées trempent dans la bassine, une espèce de bouillon à l’odeur infâme. Il ne reste plus que le lavabo, mais il déborde de la vaisselle sale des deux derniers jours. Bon, ben je vais faire la vaisselle, alors. La petite Katy suit son plan. Elle prend le liquide vaisselle et se met à trimer et à trimer. +++ Katy a grimpé sur une chaise pour ranger les deux dernières assiettes quand on sonne à la porte. « Katy, va ouvrir. » De la chambre des parents s’échappe une voix plaintive : « Mal au ventre, mal au dos, déprimée. Ah ! Nom d’un chien, mais tu vas aller l’ouvrir, cette porte, petite salope ? » A chaque fois que quelqu’un vient chez eux, la petite Katy est morte de honte. Si elle pouvait, elle se sauverait. On sonne une nouvelle fois. Katy saute de sa chaise et fonce vers la porte : c’est le facteur, qui lui met un document officiel sous le nez. « Il n’y a personne pour signer ? » « Je ne sais pas, monsieur. » « Il me faut un adulte. » « Hé, la mère ! » « Il apporte de l’argent ? » La voix qui sort de la chambre se fait confiante. « Non, madame, malheureusement, il me faut juste votre signature. » « C’est mon mari qui signe, et il est pas là ! » +++ « Veuillez nous excuser, monsieur », chuchote Katy du ton sage qui plaît aux maîtres à l’école, « on ne peut rien y faire, malheureusement. » Oh non, si seulement c’était tout, mais paf, voilà la prochaine catastrophe. Derrière elle – Katy n’a pas d’yeux derrière la tête – Laurent s’avance d’un pas chancelant vers le facteur, les bras tendus, et une couche humide, énorme, pleine de sang, vole dans les airs, fouette le formulaire avant de s’écraser dans le couloir. Beurk, c’est vraiment dégueulasse. Le facteur a un sursaut de dégoût, il n’en croit pas ses yeux. Il met le formulaire humide et maculé de sang dans les mains de Katy : « Ce n’est plus utilisable, mademoiselle. » Et il s‘en va en secouant la tête, sans se retourner. « Je suis complètement désolée, monsieur », lui lance encore Katy. Elle ne sait plus où se mettre. La mère, la couche, le sang ? La petite Katy ne sait encore rien des règles. Mais s’il y a une chose qu’elle comprend, c’est que chez elle, tout déconne. « Tu es gravement malade, maman ? » « Laisse-moi tranquille, p’tit monstre. » +++ Dans quelques années, quand elle aura neuf ans et qu’elle s’occupera de tout dans la maison, elle trouvera régulièrement ces couches dans le linge. Pour l’instant, Katy jette ce truc plein de sang à la poubelle et nettoie le couloir. Que va penser Madame Doucelle ? +++++ La petite Katy a quatre ans lorsqu’elle en a pour la première fois tellement marre de la saleté, des immondices, de la poussière, de la graisse, du linge sale, de la puanteur et de toute cette foutue merde dans l’appartement des Ben Ali, qu’elle se met à faire le ménage. Au début, elle le fait volontairement, mais à peine quelques années plus tard, la corvée lui revient entièrement. Quand on pense au reste de la famille, son sens de l’ordre et de la propreté tient du miracle. Katy arrive toujours à se débrouiller. Elle fait son chemin. D’où est-ce que ça lui vient ? Je le fais pour moi, se dit-elle au début, mais je le fais aussi pour les miens. Pendant de longues années, la vie, pour Katy, ce sera ça : baigner dans sa propre crasse, les privations, la souffrance, beaucoup de larmes et peu de rires, la survie au sein de la meute, vaille que vaille. Sa mère, cette larve, s’enfile des romans-photos à longueur de journée. Des histoires italiennes à l’eau de rose avec des gueules d’anges dans un monde parfait. Désolée, mais pourquoi ces histoires n’ont jamais déteint sur cette larve ? Pourquoi elle ne prend jamais sa petite fille dans ses bras ? Pourquoi elle ne fait jamais de bisous à Katy ? Pourquoi elle ne peut pas la blairer ? Cette mère n’en a rien à foutre de ses enfants, on ne peut pas le dire autrement. +++ Dès qu’elle est assez débrouillarde pour le faire, Katy donne à Laurent son biberon du soir avec le truc rose, et change sa couche le matin. Complètement dingue, Katy a à peine quatre ans, et son petit frère trois. Le biberon, c’est l’arme secrète de la mère Ben Ali, un sirop ultra-sucré qu’elle utilise comme somnifère pour avoir la paix et ne pas être réveillée par un môme qui pleure la nuit. Tous les soirs c’est pareil : « Katy, n’oublie pas le sirop ! » Jusqu’à ce que Katy en ait tellement ras le bol qu’un soir, elle couche son frère sans truc rose dans le biberon. Madre mio, qu’est-ce qu’il a gueulé. La moitié de la nuit, comme si on l’écorchait vif. « Espèce de sale bête », la mère engueule Katy à deux heures du matin. Elle lui arrache sa couverture : « Salope, t’as pas donné le sirop à Laurent ! » +++ Bon, comme tu voudras. Katy bondit hors de son lit, va chercher le biberon, y ajoute la potion magique et permet ainsi à son petit frère de dormir à poings fermés pour le reste de la nuit. Katy lui caresse le dos jusqu’à ce que ses propres paupières se ferment, et elle se met à roupiller par terre, à côté du lit à barreaux. Katy est plutôt une tendre, elle est gentille avec tout le monde. Le reste de la famille est plutôt brusque. Mais parfois, son père la laisse lui laver les pieds, et lui donne même quelques centimes. Cet argent, elle l’économise. Elle ne gaspille pas un seul centime pour acheter des bonbons ou autres futilités. Comme toujours, Katy a un plan. Lorsqu’elle a enfin rassemblé une bonne petite somme – elle a l’impression d’avoir au moins cent francs – elle va toute seule au marché du quartier et s’en donne à cœur joie : elle trouve un roman-photo d’occasion pour sa mère,

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