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industrielles, n'avait pas un caractère à pousser ainsi une passion jusqu'au crime, et son signalement de Parisien chétif ne correspondait en rien à celui du faux Rochdale. Était-il admissible que sa femme eût voulu se venger, elle, par quelque instrument docile, d'un abandon ancien? Dans le délire de mes premières recherches, plus tard, j'en suis venu à rêver cela. J'ai tenu à la connaître. Je l'ai vue. Elle avait des cheveux blancs et un fils plus âgé que moi,—qui sait? peut-être mon frère? L'étrange impression que je ressentis à songer que mon père avait aimé cette femme qui me regardait avec des yeux où elle ne savait pas que je cherchais une inquiétude! Et je ne trouvais dans ces beaux yeux bleus, demeurés la seule jeunesse d'un visage vieilli, qu'un attendrissement profond, quelque chose de si doux et de si triste, une telle pitié mélangée à tant de souvenirs que j'eus honte de mes soupçons comme d'une infamie.

      La justice, qui n'a pas de ces pudeurs sentimentales, eut-elle ce soupçon comme moi, ou d'autres encore? S'il en fut ainsi, l'imagination de ses représentants se heurta au point indiscutable et inexplicable, à la réalité de ce Rochdale, dont l'existence ne pouvait pas être contestée, non plus que sa présence à l'hôtel Impérial depuis les sept heures du soir la veille jusqu'à deux heures de l'après-midi le lendemain; et puis il s'était évanoui, comme un être fantastique, sans qu'une seule trace en demeurât,—une seule. Cet homme était venu, d'autres hommes lui avaient parlé. On savait où il avait passé la nuit et la matinée d'avant le crime. Il avait accompli son œuvre de meurtre, et puis rien. Tout Paris se passionna pour cette affaire, et depuis, lorsque j'ai voulu rechercher la collection des journaux relatifs à elle, j'ai trouvé que, pendant plus de six semaines, les chroniqueurs en avaient parlé chaque matin. Ensuite la rubrique fatale avait disparu des colonnes des journaux, comme le souvenir de cette lugubre énigme s'était effacé de la mémoire des lecteurs, comme le souci de cette enquête de la pensée des limiers de police. La vie avait continué, roulant cette épave dans sa vague qui emporte toutes choses. Oui; mais moi, le fils? Comment oublier jamais le récit de la vieille femme, qui avait rempli d'une tragique épouvante ma petite chambre d'enfant? Comment ne pas revoir toujours et toujours la face pâle de l'assassiné, ses yeux ouverts, sa bouche fermée par une mentonnière, le linge noué de son front? Comment ne pas dire: je te vengerai, pauvre mort.—Pauvre mort!...—Lorsque je lus l'Hamlet de Shakespeare pour la première fois, avec cette avidité passionnante que donne à l'esprit une analogie entre la situation morale étudiée dans une œuvre d'art et quelque crise de notre propre vie, je me souviens que ce jeune homme me fit horreur. Ah! si le fantôme de mon père était venu me raconter, à moi, avec ses lèvres sans souffle, le drame qui l'avait tué, aurais-je hésité une minute? Non! m'écriais-je; et puis j'ai tout su, et puis j'ai hésité, comme lui, moins que lui pourtant, à oser l'action terrible.—Silence! Silence!... Revenons encore aux faits.

       Table des matières

      Les faits qui suivirent? Je me les rappelle à peine. Ils furent si petits, si médiocres, entre cette première vision d'épouvante et la vision de tristesse qui lui succéda deux années plus tard. En 1864, mon père mourait. En 1866, ma mère épousait M. Jacques Termonde. Dans l'intervalle de ces deux dates se place une période qui n'est pourtant pas abolie de mon souvenir, car c'est la seule où ma mère se soit occupée de moi avec une attention suivie. Avant la date fatale, c'était mon père, et, plus tard, ce ne fut personne. Nous avions quitté notre appartement de la rue Tronchet, qui nous rappelait trop le sinistre drame, et nous nous installâmes dans un petit hôtel du boulevard de Latour-Maubourg, qui avait appartenu à un peintre amateur. Un mince jardin l'entourait, qui semblait plus grand parce que d'autres jardins verdoyaient derrière son mur d'enclos. Cet hôtel renfermait une espèce de hall qui avait été l'atelier du précédent propriétaire, et dont ma mère fit presque tout de suite sa pièce d'habitation. Il y avait en elle, je le comprends aujourd'hui à distance, quelque chose d'irréel et d'un peu théâtral, mais si naïvement, qui la poussait à exagérer l'expression visible de tous les sentiments qu'elle éprouvait. Tandis qu'elle s'occupait à étudier avec une enfantine coquetterie les attitudes propres à traduire son émotion, elle laissait cette émotion elle-même s'en aller de son cœur. C'est ainsi que, dans l'exil volontaire où elle voulut se cloîtrer après son malheur, ne recevant plus qu'un petit nombre d'amis dont était M. Jacques Termonde, elle recommença bien vite de se parer et de parer toutes choses autour d'elle, avec le goût délicat et subtil qui lui était inné. C'était une femme d'une beauté singulière, mince et pâle, avec des cheveux si longs qu'ils tombaient réellement jusqu'à terre quand elle les peignait devant moi le matin. Devait-elle cette beauté originale de son fin profil, de ses yeux si doux et de sa fragile personne aux gouttes du sang grec qui coulaient dans ses veines? Son aïeul maternel était un M. Votronto, venu du Levant à Marseille, lors de l'annexion des îles Ioniennes à la France. Toujours est-il que souvent depuis j'ai pensé au contraste étrange de cette beauté si rare et si menue avec la solide et lourde carrure de mon père, et avec la mienne propre. Qui peut dire que ce ne fut pas là une grande cause à tant de malentendus irréparables? Mais, à cette époque, je ne raisonnais pas. Je subissais le charme de cet être gracieux qui me disait: «mon fils». Quand elle était assise à son piano dans cet asile élégant qu'elle s'était organisé parmi les étoffes drapées, les plantes vertes et tout un petit décor si à elle, je la contemplais avec une idolâtrie infinie. À cause d'elle, je m'efforçais, malgré ma maladresse native, de me garder bien propre dans les costumes de plus en plus composés qu'elle me faisait porter, et de plus en plus aussi la terrible image de l'assassiné s'effaçait de cet intérieur,—dont toute la délicatesse était cependant payée par la fortune que nous avait laissée son travail à lui. La vie moderne comporte si peu le drame sanglant, les rudes sauvageries du meurtre et de la passion, que les scènes tragiques auxquelles une famille a pu assister semblent bien vite, aux personnes mêmes de cette famille, une espèce de songe, un cauchemar dont il est impossible de douter et auquel on ne croit pourtant pas entièrement.

      Oui, la vie avait repris son cours presque normal quand le second mariage de ma mère me fut annoncé. Je me souviens, cette fois, avec une précision minutieuse, non seulement de l'époque, mais du jour et de l'heure. Je me trouvais en vacances chez mon unique tante, une sœur de mon père, vieille demoiselle de quarante-cinq ans, qui habitait Compiègne. Elle vivait là, dans une maison située à l'extrémité de la ville, avec trois domestiques, parmi lesquels était ma bonne Julie, dont le caractère ne convenait pas à maman. Ma tante Louise était petite, avec un air d'une personne de province;—à peine si elle consentait à visiter Paris pour quarante-huit heures, quand vivait mon père. Elle portait presque toujours une robe de soie noire faite à la maison, avec une ligne de blanc au cou et aux poignets, et autour du cou aussi une vieille chaîne d'or, très longue, qui passait sous son corsage et ressortait à sa ceinture avec sa montre et des breloques anciennes. Quand elle n'avait pas son bonnet à rubans, noirs comme sa robe, ses cheveux grisonnants montraient leurs bandeaux et encadraient un front et des yeux d'une telle expression de douceur, que la pauvre femme plaisait tout de suite, malgré son nez un peu fort, ses lèvres trop larges et son menton trop long. Elle avait élevé mon père ici même, dans cette petite ville de Compiègne. Elle lui avait donné de sa fortune ce qu'elle avait pu distraire des besoins si simples de sa vie. Quand il avait voulu épouser Mlle de Slane, c'était le nom de jeune fille de maman, elle l'avait doté pour que la famille où il voulait entrer s'ouvrît plus aisément devant lui. Combien elle avait souffert depuis deux ans, le contraste entre le portrait que j'avais d'elle dans mon album d'enfant et de son visage actuel le disait assez. Ses cheveux avaient beaucoup blanchi, les rides qui vont des narines aux coins des lèvres s'étaient creusées, ses paupières s'étaient comme flétries. Et cependant elle ne s'était livrée à aucune démonstration. À mon regard de petit garçon observateur, l'antithèse entre le caractère de ma mère et celui de ma tante se précisait dans la différence de leurs douleurs. Alors j'avais de la peine à comprendre la réserve de la vieille fille dont je ne pouvais cependant pas suspecter la tendresse. Aujourd'hui, c'est

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